
Cash & crash – n°12
En septembre 2024, je publiais le livre Cash & Crash – Boeing, autopsie d’une chute[1]. Ce livre propose une analyse des origines de la crise que traverse le groupe Boeing après le crash de deux de ses 737 Max en 2018/19. Il incite également à la réflexion sur la stratégie et le management d’entreprise. Sept ans de crise, c’est long, très long, et l’on s’interroge toujours sur le moment où Boeing va entrevoir la sortie du tunnel. Ce 12e article sur le cas Boeing fait le point sur cette saga sans fin de l’avionneur avec, peut-être, les premiers signes d’une sortie de crise.
Épisodes précédents
Après de nombreux incidents au début de l’année 2024, dont le cas très médiatique du B737 Max dont une porte se détache en plein vol, Boeing a été mis sous tutelle par la FAA (l’agence fédérale de contrôle de l’aviation). Un nouveau PDG, Robert Kelly ORTBERG, a pris ses fonctions en août 2024. 33.000 travailleurs lui ont souhaité la bienvenue avec une grève massive qui a paralysé les usines pendant deux mois d’automne. En avril dernier, Boeing a annoncé que l’exercice 2024 s’était soldé par des pertes record, du même niveau que celle de 2020, -11,8 milliards de dollars (contre -2,3 md$ en 2023). Le chiffre d’affaires était également en recul à 66,5 milliards de dollars (-14 %). Trois éléments expliquaient ces pertes : la grève, les baisses de cadences imposées par la FAA pour permettre la reprise de contrôle de la qualité, des compléments de provisions sur divers sujets.
Les derniers évènements
Les bonnes nouvelles
Reprise progressive des cadences de production du 737 MAX. Au début du mois d’octobre, la société a reçu l’autorisation tant attendue de l’Administration fédérale de l’aviation des États-Unis d’augmenter la production du 737 MAX à 42 avions par mois, assouplissant ainsi le plafond de 38 unités qui était en place depuis janvier 2024.
Les livraisons sont reparties à la hausse : une première depuis 2018. En août 2025, Boeing a livré 55 avions commerciaux (dont 42 737 MAX). Au troisième trimestre, 150 avions ont été livrés, un niveau inédit depuis sept ans. Depuis le début de l’année, 385 avions ont été remis aux clients, dont 44 à des compagnies chinoises. Boeing confirme son objectif d’environ 400 livraisons de 737 MAX et 80 787 Dreamliner pour l’année.
Le rachat de Spirit Aerosystem est en passe d’être bouclé. Les différentes autorisations administratives aux USA, en Europe et en Grande-Bretagne ont été données. Boeing va redevenir[2] propriétaire des sites de fabrication des pièces de fuselage. La transaction est de 8,3 milliards de dollars, dont 3,6 milliards de dettes. De son côté, Airbus rachète plusieurs sites de Spirit dédiés principalement à ses programmes A350 et A220 (Prestwick en Écosse, Subang en Malaisie, Belfast en Irlande du Nord). La transaction est d’un euro symbolique, avec une indemnisation de 439 millions de dollars versée par Spirit à Airbus.
Les cessions d’actifs annoncées se concrétisent : pour renforcer sa trésorerie, Boeing a cédé pour 10,55 milliards de dollars ses activités logicielles à Thoma Bravo, un fonds d’investissement spécialisé dans les technologies.
Innovation et transformation industrielle : Boeing a annoncé une révolution dans la production de satellites, réduisant les délais de 50 % grâce à l’impression 3D, ce qui pourrait transformer l’industrie spatiale et mettre Airbus sous pression dans ce secteur. Les communications de Boeing sur le sujet sont enthousiastes, mais il est difficile à ce stade de savoir ce qu’il y a réellement au-delà de la communication. Est-ce « game changer » pour la production des satellites comme SpaceX peut l’être dans les fusées ? À suivre.
Les chiffres montrent un début d’amélioration : le chiffre d’affaires affiche une progression de 30 % au troisième trimestre 2025 à 23,27 milliards de dollars (les livraisons d’avions reprennent). La marge opérationnelle continue de s’améliorer avec une perte divisée par deux. Le résultat net est plombé par une provision, encore une, de plus de 5 milliards de dollars liée au retard du programme 777X. Kelly Ortberg, PDG depuis août 2024, met en avant une amélioration plus rapide que prévu de la situation financière et opérationnelle au troisième trimestre 2025.
Les mauvaises nouvelles
Un nouveau décalage est annoncé pour le lancement du B777 X. Il ne devrait pas entrer en service avant 2027 avec une première livraison désormais prévue pour le premier trimestre, soit un décalage total de six ans et des surcoûts importants. 5 milliards de dollars de charges supplémentaires ont été provisionnés dans les comptes, portant à 15 milliards le surcoût total lié aux problèmes et aux nombreux retards de ce programme. Plus de 4.000 heures de vol d’essai ont été effectué, soit déjà plus du double d’un programme habituel et « qu’il reste une montagne de travail ». Soit Boeing a tiré tous les enseignements nécessaires de sa crise de qualité et se sécurise le plus possible, soit ce programme, démarré au cours des années 2010 où tous les fondamentaux de qualité et de sécurité ont été bafoués chez Boeing, a tellement de malfaçons qu’il n’arrive pas à le remettre à niveau. Le doute commence à s’immiscer.
Encore un crash ! Un MD-11, avion-cargo âgé de 34 ans d’UPS à destination d’Hawai, s’est écrasé le 4 novembre 2025 au décollage de Louisville aux États-Unis, après que son moteur gauche s’est détaché (!!!) de l’aile pendant la phase de décollage. Le bilan est de14 morts, les 3 membres d’équipage et 11 personnes au sol, et 20 blessés parmi les riverains et les secours. Le crash a détruit plusieurs bâtiments industriels. UPS, tout comme FedEx, a immobilisé sa flotte de MD-11, sur recommandation de la FAA et de Boeing. Les MD-11sont en effet des avions du groupe Boeing, le constructeur Mac Donnell Douglas a été racheté par Boeing en 1999. Même si le nom de Boeing est moins cité, nous sommes bien face à un crash de plus d’un avion du constructeur américain avec toutes les conséquences que cela peut engendrer (enquêtes, procès, indemnisation, perte de confiance des clients, atteinte à l’image, …).
La maintenance des MD-11 d’UPS est assurée par la société ST Engineering (Singapour) qui exploite notamment le centre de réparation à San-Antonio, au Texas, où sont effectuées les maintenances lourdes des cellules (fuselage, aile, train d’atterrissage). Plusieurs MD-11 d’UPS y ont séjourné ces dernières semaines, dont celui qui s’est crashé, pour faire face aux soucis de corrosion et de fatigue, phénomène connu et habituel des avions, mais particulièrement sensible quand les avions prennent de l’âge comme les MD-11. La robustesse des pylônes (le lien entre le moteur et l’aile), déjà pointée du doigt dans des incidents antérieurs, concentre toutes les attentions.
La maintenance, nouveau sujet d’inquiétude : si l’usure, la corrosion et la fatigue des matériaux sont des phénomènes connus et maîtrisés de la part des ingénieurs, l’accident du MD-11 semble poser la question de la qualité de la maintenance des avions aux États-Unis. Cette question devient récurrente, elle apparaissait déjà en filigrane dans plusieurs des derniers articles de cette série consacrée à la crise de Boeing. Pour mémoire et être précis, le fameux incident de janvier 2024, d’un B737 qui perd une porte en plein vol, est certes le problème d’un Boeing, mais c’est avant tout un problème de maintenance puisque qu’il est avéré que c’est suite à une opération d’entretien que des écrous n’auraient pas été remis en place ou serrés correctement.
Le crash du B787 d’Air India survenu le 12 juin 2025 à Ahmedabad a fait 279 morts selon le bilan provisoire finalisé, dont 38 victimes au sol. Ce crash a évidemment relancé les interrogations sur la qualité et la sécurité chez Boeing. Les semaines suivant le crash ont donné lieu à une guerre de communication intense menée par Boeing pour faire porter la responsabilité à Air India ou à ses pilotes ; de côté des observateurs avertis, on penche plutôt pour un problème technique concernant l’avion. Depuis que des témoignages sont apparus expliquant que des problèmes similaires de coupures moteurs (sans provoquer de crash) avaient déjà été signalés, c’est silence radio du côté de Seattle et l’enquête se poursuit.
Une grève de plus de 3 200 salariés touche depuis le 4 août 2025 les sites de production des activités de défense dans les usines du Missouri et de l’Illinois. Au 22 octobre 2025, la direction de Boeing anticipe que le mouvement pourrait durer encore « des semaines, voire des mois ». Les sites concernés produisent des équipements militaires stratégiques (F-15, F/A-18, bombes guidées JDAM, futur F-47), et la grève retarde déjà la montée en cadence de certains programmes. Boeing a annoncé le recrutement de travailleurs permanents pour remplacer les grévistes, ce qui a durci, voire bloqué, les négociations. Le 25 octobre 2025, pour la quatrième fois depuis le 4 août, les 3.200 grévistes ont rejeté les dernières propositions de la direction, dont une hausse salariale moyenne de 40 %. Après la grève massive sur les sites de fabrication des avions commerciaux en 2024, cette nouvelle crise sociale s’inscrit dans un contexte de tensions sociales récurrentes chez Boeing. Ce conflit fait apparaître un nouvel enjeu, politique celui-là. Au moment où les manifestations anti-Trump prennent de l’ampleur tous les samedis dans les grandes villes américaines, cette grève s’inscrit de plus en plus dans une lutte contre la « culture du profit à tout prix » qui, selon eux, a conduit aux crises de qualité récentes et aux crashs.
Stratégie et commerce
La stratégie du nouveau PDG commence à se déployer (Achat de Spirit Aerosystem ; cession d’actifs ; redémarrage des cadences de production et livraisons des avions commerciaux). Pour la première fois depuis longtemps, des annonces se concrétisent dans l’action.
Donald Trump, 1er commercial de Boeing. Il multiplie les interventions directes pour soutenir Boeing sur la scène internationale depuis son retour à la Maison Blanche en 2025, avec plusieurs stratégies clés :
- Contrats géants : Trump a personnellement annoncé ou facilité des commandes majeures, comme un accord de 96 milliards de dollars avec le Qatar pour 210 Boeing 787 Dreamliner et 777X en mai 2025, ou une commande de 8 milliards de dollars avec l’Ouzbékistan, qualifiée de « SUPER affaire » sur sa plateforme Truth Social.
- Relance de programmes militaires : il a relancé le programme Next Generation Air Dominance (NGAD) pour Boeing, avec le développement du F-47, un contrat de 20 milliards de dollars qui avait été gelé sous l’administration Biden.
- Suppression des droits de douane : Boeing achète environ 40 % de ses volumes en dehors des USA. Comme par hasard, le ministre des Transports, Sean Duffy, a plaidé pour un retour à 0 % de droits de douane dans l’aérien, invoquant la nécessité de sauver Boeing face à la concurrence internationale, notamment européenne et chinoise.
- Lever des sanctions : Trump a utilisé son influence pour « inciter » des pays comme la Chine à reprendre les livraisons de Boeing, après des années de blocage dues aux tensions commerciales. Il a aussi menacé de représailles (ses fameuses augmentations de taxes douanières) les pays hésitant à acheter américain.
- Promotion publique : Trump vante systématiquement les succès de Boeing lors de ses déplacements, transformant chaque commande en victoire politique et en argument électoral.
Cela ne règle en rien les problèmes d’aujourd’hui chez Boeing, mais cet interventionnisme du président américain permet certainement à Boeing de sécuriser des commandes cruciales pour le long terme et de revenir sur le marché face à Airbus.
Les enseignements
La maintenance, nouvel enjeu stratégique : le crash du MD-11 d’UPS, corrélé avec d’autres incidents passés, met en lumière un autre volet de la crise qui mérite certainement d’être analysé indépendamment. La qualité de la maintenance des avions Boeing des compagnies américaines semble être à l’origine d’une partie significative des incidents d’avions Boeing. S’ils ne sont pas tous ou directement imputables au constructeur, il en subit directement les conséquences. Il y a là un enseignement stratégique : la non-maîtrise ou la non-qualité de la maintenance, assurée en propre ou en sous-traitance, a un impact direct sur l’équilibre général de l’entreprise, sa qualité, son image et ses performances. Je proposerai une analyse de ce sujet dans un prochain article.
Une stabilisation industrielle encore à confirmer. Concernant les programmes existants, des signaux positifs apparaissent enfin. Boeing doit maintenant prouver sa capacité à maintenir la qualité dans sa remontée en cadence. Il reste que l’un des éléments importants de la sortie de crise est de pouvoir apaiser ses tensions sociales. Il y a encore du travail dans ce domaine.
Un projet mal né reste un problème longtemps. Le nouveau décalage du programme de 777X et le niveau de provisions qui lui est affecté interrogent de plus en plus sur les problèmes de conception de cet avion dont le programme a été lancé dans les années où la qualité et la sécurité ne faisaient plus partie de l’ADN du constructeur. Dans tous les cas, Boeing a tiré les leçons de la crise du 737 Max, ils ne prennent aucun risque. À quel prix…
Vendre ne règle pas tout. « L’art du deal » de Donald Trump permet à Boeing de retrouver un peu d’énergie sur le terrain commercial, mais pour le moment, cela ne produit rien dans les comptes. Ces dernières commandes ne seront livrables que dans dix ans, ce n’est pas un élément utile à la sortie de crise et personne n’est dupe car pendant ce temps-là :
- L’A320 d’Airbus vient de rafler au B737 le titre d’avion le plus vendu au monde.
- Airbus a déjà réussi le lancement de l’A350 XLR (Extra Long Range / très grand rayon d’action) et annonce une version allongée de son A350, deux concurrents très directs du futur 777X qui n’est toujours pas sorti des usines.
Boeing dépense, Airbus investit. Il ne faut pas oublier que Boeing a déjà brûlé près de 70 milliards de cash depuis le début de sa crise en 2019 et qu’en conséquence, ses investissements pour le futur ont été quasi nuls. Pendant ce temps-là, Airbus a investi de l’ordre de 50 milliards dans ses projets. L’horizon s’éclaircit, un peu, mais la météo reste incertaine du côté de Seattle. La sortie de la tempête reste à confirmer. Il ne faudrait surtout pas qu’un nouveau crash ait lieu.
Cycle et crise de temps long. Le cycle industriel aéronautique est de 10 à 15 ans, la crise a éclaté en 2019, il faut mécaniquement atteindre 2029 à 2034 pour être sûr que la remise en ordre chez Boeing est efficace.
Michel MATHIEU
Doctor of business management
Novembre 2025
[1] Disponible sur www.amazon.fr
[2] Pour mémoire, Spirit Aerosystem fabrique les pièces qui constituent le fuselage. C’est un spin off de Boeing mis en place au début des années 2000 au moment où Boeing souhaitait concentrer son business model sur l’assemblage. Boeing fait porter une partie de la responsabilité de sa crise des 737 Max à ce sous-traitant. Certains, dont je fais partie, pensent plutôt que Boeing n’a pas fait son travail de cahier des charges et de contrôle.