
En septembre, je publiais le livre Cash & Crash – Boeing, autopsie d’une chute[1]. Ce livre propose une analyse de la crise que traverse le groupe Boeing après le crash de deux de ses 737 Max en 2018/19. Il incite également à la réflexion sur la stratégie et le management d’entreprise. Six ans de crise, c’est long, très long, et rien n’indique que Boeing entrevoit la fin du tunnel. Si j’avais décidé de publier le résultat de mes travaux sur la base de tout ce que nous avions appris à fin juin 2024, c’est que je pensais que Boeing avait atteint le fond du trou. Ceci reste néanmoins une question. Ceux qui ont l’expérience des crises savent que, même au fond du trou, il y a souvent plus profond. Ce 9e article sur le cas Boeing fait le point sur les, encore, nombreux événements qui ont animé ce dossier au cours de l’été 2024 pour finalement s’interroger à quel moment Boeing va-t-il commencer à se redresser ? Est-il encore possible pour Boeing de se redresser ?
Les faits
1er juillet : Boeing, et Airbus, confirment le rachat de Spirit Aerospace. Spirit Aerospace est né en 2005 de l’externalisation par Boeing de ses activités de fabrication de pans entiers de fuselage. Spirit est devenu le principal sous-traitant de Boeing. Spirit a produit de nombreuses pièces à l’origine de problèmes de qualité sur plusieurs programmes de Boeing. On peut réellement se demander l’intérêt stratégique de ce rachat, de sa priorité, de la consommation de moyens à engager, alors que tant de choses sont à résoudre ailleurs au sein de Boeing. Si les problèmes de Boeing n’existaient que chez Spirit, on pourrait accepter la responsabilité de Spirit, mais ce n’est pas le cas. Si Spirit travaillait si mal, Airbus et d’autres avionneurs (Bombardier, Embraer, …) qui ont également Spirit comme sous-traitant auraient également remonté des problèmes, mais ce n’est pas le cas. Tout semble démontrer que c’est Boeing qui ne maîtrisait pas sa relation avec Spirit, tant au niveau des cahiers des charges imprécis, que de leur modification permanente, que dans un processus de contrôle laxiste, voire inexistant. Les dirigeants de Boeing semblent faire porter une large partie des responsabilités de leurs problèmes sur Spirit. C’est une façon un peu facile de se dédouaner de sa responsabilité de donneur d’ordres. Accuser Spirit, c’est aussi refuser de regarder ses propres problèmes.
7 juillet : 2.600 B737 d’ancienne génération sont à vérifier ; la cause : le générateur d’oxygène est mal fixé.
7 juillet : en 2021, Boeing avait payé 2 milliards de dollars d’amende pour se mettre à l’abri de poursuites pénales dans le dossier des deux crashs des 737 Max. L’accord passé avec la justice fédérale américaine imposait alors à Boeing de mettre en place un certain nombre d’actions correctrices. Suite à l’accumulation d’incidents au début de l’année 2024, en particulier celui très médiatisé de la perte en vol d’un panneau de porte, la justice se demandait donc si les conditions de l’accord de 2021 avaient été respectées par Boeing, et, dans le cas contraire, si la condamnation pénale ne s’imposait pas. Après un procès d’une rapidité étonnante, Boeing n’écopait que de 265 millions de dollars d’amende. Les parties civiles ont immédiatement crié au scandale, et tous les observateurs ont marqué leur étonnement. Il fallait probablement comprendre que la justice, comme tout l’écosystème politico-économico-aéronautico-américain commençait à se mettre en mouvement pour aider Boeing à se sortir de la nasse. Une condamnation pénale aurait certainement provoqué la mise en faillite de Boeing. Inconcevable outre-Atlantique.
8 juillet : un B757 d’United Airlines perd une roue au décollage, une de plus, une anecdote dans un océan de calamités.
13 juillet : Boeing annonce du lancement du processus de certification du B 777 9. Ce programme a déjà cinq ans de retard sur son concurrent l’Airbus 321 XLR qui vient d’être certifié. La certification va prendre deux à trois ans, si tout se passe bien…
1er août : Robert Kelly ORTBERG, 64 ans, est nommé nouveau PDG pour Boeing. Après vingt ans de profils financiers à la tête de l’avionneur, son profil technique est salué par tous. C’est le retour tant attendu d’un ingénieur aux commandes. Il annonce immédiatement qu’il déménage et s’installe à Seattle, berceau et cœur industriel de Boeing et marque déjà une première différence majeure d’avec son prédécesseur D. Cahloun. Ce dernier aura prouvé, mais était-ce nécessaire, qu’une crise ne se gère pas en télétravail.
20 août : le NTSB communique son rapport d’enquête préliminaire sur l’incident de mars 2024 où un B787 de la Latam (Chili) avait perdu brutalement 4.000 mètres d’altitude, provoquant une quarantaine de blessés, dont 10 graves. On croit à une fake news ! La réalité est incroyable : le siège du commandant de bord a cassé brutalement… Oui, cassé. Et quel rapport avec le décrochage de l’avion ? Cela a eu des conséquences directes sur les commandes de l’avion !!! 1.000 sièges de commandant de bord de B787 doivent être remplacés d’urgence. On espère qu’ils vérifieront aussi celui du copilote …
21 août : annonce de l’arrêt des tests de certification du 777X ; la cause : la pièce qui relie le réacteur à l’aile n’est pas conforme et marque des signes de fatigue non-conforme.
24 août : après des défaillances du vaisseau spatial Starship produit par Boeing (fuite d’hydrogène et pannes de plusieurs moteurs auxiliaires), les 2 astronautes bloqués sur l’ISS resteront à bord huit mois au lieu de 8 jours… Un vaisseau cargo leur est envoyé avec quelques affaires de rechange.
26 août : la NASA confirme que c’est Space X, le vaisseau concurrent de la société d’Elon Musk, qui ramènera les astronautes bloqués, c’est une gifle magistrale pour Boeing. Ses ingénieurs tentent quand même de faire rentrer Starship, sans ses occupants et en mode automatique, courant septembre pour prouver la fiabilité de la capsule, retour réussi.
13 septembre : 33.000 salariés de Boeing sur les sites de production de Seattle décident de se mettre en grève. Ils refusent l’accord négocié entre leur syndicat (IAM) et la direction de Boeing qui proposait +25 % et différentes améliorations sociales. Le syndicat (IAM) attendait +40 %. Une dernière proposition à +30 % n’empêche pas la grève. Les chaînes du 737 et du 777 sont à l’arrêt.
15 septembre : la direction de Boeing déclenche le chômage technique partiel à Seattle (non indemnisé aux USA). Alors que le coût d’un mois de grève est estimé à un milliard de dollars, elle déclare prendre cette décision pour « sauver la trésorerie du groupe ». Le bras de fer s’engage avec les salariés.
18 septembre : dépressurisation sur un 737-900 de Delta Airlines, 10 blessés (tympan). Des questions commencent à se poser sur la qualité de la maintenance chez Delta…
27 septembre : conclusion de l’enquête sur un incident du début 2024 sur un vol United où les commandes de gouverne s’étaient bloquées. Une pièce, un simple joint, était défectueux ; 353 B 737 NG et Max sont à revoir.
7 octobre : enquête en Italie pour des malversations de sous-traitants pour des pièces du B787.
10 octobre : Boeing annonce la suppression de 17.000 emplois, 10 % de l’effectif ; confirme qu’en conséquence de la suspension du processus de certification du 777 X, les livraisons seront retardées de 2026 à 2028 ; annonce l’arrêt de la production du 767 Cargo pour « se concentrer sur les enjeux majeurs » ; que des programmes dans l’activité Défense continuent de rencontrer des difficultés ; que 3 milliards de dollars vont être provisionnés dans les comptes du troisième trimestre ; que les comptes qui seront présentés le 23 octobre ne seront pas bons… Ah bon ?!?
La chute de Boeing est-elle enrayée ?
Après des performances record en 2018, Boeing n’a plus généré de résultat depuis 2019. Boeing n’a plus payé de dividende depuis 2020. Les pertes s’accumulent et la dette est de l’ordre de 55 milliards de dollars à la fin de l’été 2024. Elle atteindra probablement en 2025 les 75 milliards pour un chiffre d’affaires de l’ordre de 75/80 milliards de dollars. La valorisation boursière se maintient entre 90 et 100 milliards de dollars, contre plus de 300 en 2018. À titre de comparaison, Airbus est valorisé aux environs de 115 milliards de dollars pour un chiffre d’affaires d’environ 55/60 milliards.
Dans les articles précédents et le livre Cash & crash, nous avons vu qu’au cours du deuxième trimestre 2024, l’écosystème américain se mettait en ordre de bataille pour sauver le soldat Boeing. L’arrivée du nouveau PDG au profil technique a été saluée par tous. Il n’a pas eu le temps de se mettre au travail que le syndicat des salariés, mais plus exactement encore, les salariés qui ont voté contre l’accord négocié par leur propre syndicat, ont déclenché une grève dure, sacré cadeau de bienvenue ! Alors que la base avait plutôt été discrète depuis le début de la crise malgré 26.000 suppressions d’emplois entre 2019 et 2023 (dont 10.000 dus à la crise Covid), cette grève démontre une totale perte de confiance des salariés envers leur direction et leurs actionnaires. La directrice générale de l’activité Aviation commerciale, Stéphanie Pope, nommée en début d’année, est clairement sur la sellette. J’avais, lors de l’annonce de sa nomination, relayé les doutes que l’on pouvait avoir sur son profil dans le contexte[2].
Pendant ce temps-là, Airbus a obtenu la certification de son A321 XLR (Extra Longue Range pour très grand rayon d’action), un avion ultra flexible et à tout faire, du moyen au très long courrier. L’A321 XLR a déjà engrangé 500 commandes avant même sa première livraison.
Pendant ce temps, là, Comac, le potentiel concurrent chinois, doit se dire qu’une place est à prendre sur le marché mondial.
Pendant ce temps-là, Open AI qui produit ChatGPT, fait une levée de fonds de 6 milliards de dollars, troisième levée de fonds la plus importante de l’histoire pour une start-up. Open AI c’est pour le moment un chiffre d’affaires annuel d’un peu plus de 3 milliards de dollars et des pertes de 5 milliards…
Pendant ce temps-là, Elon Musk présente son dernier robot humanoïde, continue de lancer deux à trois fusées SpaceX par semaine et vient de réussir le premier retour sur Terre pour réutilisation du premier étage de « Super Heavy », la fusée la plus puissante jamais construite.
Pendant ce temps-là, face à un fond toujours plus profond, et une crise de temps long qui devient une éternité, on peut réellement se poser la question de savoir si Boeing saura de nouveau faire des avions un jour. Boeing a perdu ses compétences d’avionneurs ; reconstruire une telle compétence métier est-il encore possible quand on parle de 150.000 salariés ? Est-ce que les compétents et les potentielles compétences n’ont pas rejoint Open AI, SpaceX et les autres grandes aventures industrielles américaines ?
Rien n’indique aujourd’hui que Boeing est sur la voie du redressement, ni même que la chute est stoppée.
Quels enseignements tirer de ces derniers événements ?
Alors que tous les observateurs sont maintenant d’accord pour dire que les trois raisons majeures qui ont provoqué la chute de Boeing sont :
- une recherche de profit qui a progressivement dérivé entre 2000 et 2018 vers un hyper-capitalisme sans plus aucune limite ;
- que cela a provoqué la disparition des compétences et des savoir-faire métiers ;
- que les connexions entre la direction et les actionnaires d’un côté, et le terrain industriel de l’autre, avaient complètement disparu au profit d’un siège, de plus en plus loin des usines (Chicago puis Washington), où l’inflation de la bureaucratie était une caricature des logiques de centralisation et des bull-shit jobs associés ;
il m’apparaît que Boeing, son ex-PDG, les dix grands actionnaires, n’ont jamais exprimé le moindre mea-culpa, encore moins assumé la moindre erreur, ni même accepté clairement ces constats.
Tant qu’au plus haut niveau de Boeing, ne seront pas posés les bons mots sur les vrais maux, il n’y aucune chance que les bonnes décisions et les vraies solutions soient mises en œuvre. Est-ce que le nouveau PDG, Kelly Ortberg, va savoir passer par cette étape ?
On en revient à cet enseignement d’Albert Camus : mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.
Michel Mathieu
Doctor of Business Administration
Le 15 octobre 2024
Bibliographie
Cette étude longitudinale du cas Boeing est permise grâce à une matière abondante que fournit le monde de l’aéronautique. Les sources sont nombreuses :
- de la part de la société Boeing : communiqués de presse, conférences de presse, présentations des résultats trimestriels, site Internet, … ;
- de la part des autorités diverses impliquées dans le sujet, qu’elles soient américaines ou européennes : rapports de commissions d’enquêtes, auditions publiques, conférences de presse, communiqués, sites Internet, … ;
- revues spécialisées américaines, analyses d’experts ou de journalistes d’investigation ;
- les médias classiques qui reprennent les synthèses des agences de presse comme l’AFP ou Reuters.
[1] Disponible sur www.amazon.fr
[2] Voir l’article Cash & Crash – 8