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Réfléchir au-delà de la pensée dominante.

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Boeing : le concept d’une crise sans fin.

En septembre 2024, je publiais le livre Cash & Crash – Boeing, autopsie d’une chute[1]. Ce livre propose une analyse des origines de la crise que traverse le groupe Boeing après le crash de deux de ses 737 Max en 2018/19. Il incite également à la réflexion sur la stratégie et le management d’entreprise. Six ans de crise, c’est long, très long, et l’on s’interroge toujours sur le moment où Boeing va entrevoir la sortie du tunnel. Ceux qui ont l’expérience des crises savent que, même au fond du trou, il y a souvent plus profond. Ce 11e article sur le cas Boeing fait le point sur cette saga sans fin de l’avionneur américain au moment d’un nouveau crash et de l’ouverture du salon du Bourget.

Épisodes précédents

Après de nombreux incidents au début de l’année 2024, dont le cas très médiatique du B737 Max dont une porte se détache en plein vol, Boeing a été mis sous tutelle par la FAA (l’agence fédérale de contrôle de l’aviation). Un nouveau PDG, Robert Kelly ORTBERG, a pris ses fonctions en août 2024. 33.000 travailleurs lui ont souhaité la bienvenue avec une grève massive qui a paralysé les usines pendant deux mois d’automne. À l’issue de ce bras de fer, ils ont obtenu gain de cause sur tous les sujets : salaire (qui était gelé depuis cinq ans), conditions de travail retraite et mutuelle. Au final, Boeing n’a livré que 348 avions commerciaux en 2024 (contre 528 en 2023 et 800 avant la crise). De son côté, Airbus a livré 766 avions, un chiffre inférieur à l’objectif de 780 unités qui traduit la difficulté du secteur aéronautique à monter en cadence ses chaînes de montage et celle de ses sous-traitants.

Derniers événements

Avant de revenir sur les pertes abyssales de 2024, la cession de certains actifs, l’impact des annonces de Trump et la remontée de la production, il est bien sur impossible, une semaine après le crash du B787 Dreamliner d’Air India, de ne pas faire le point sur ce nouveau problème pour Boeing. Que sait-on ? Quelles sont les hypothèses ? Que peut-on imaginer ?

  • Le B787 Dreamliner est le dernier avion conçu de A à Z par Boeing. Les modèles comme le 737 Max ne sont que des évolutions de modèles existants. Le 787 est un projet lancé en 2003, les premières livraisons datent de 2011.
  • Cet avion a été conçu dans une période pour Boeing qui apparaît aujourd’hui comme celle qui est à l’origine de toutes les crises actuelles. Toutes les enquêtes ont démontré que dans une pression permanente, et surtout démesurée, pour augmenter le résultat, le cash et les dividendes, Boeing a perdu son professionnalisme, ses compétences, son sérieux, son éthique et oublié les fondamentaux de la sécurité. Est-ce que les conséquences commenceraient à apparaître sur le modèle Dreamliner après une dizaine d’années d’exploitation ?
  • Il faut se rappeler que la mise au point de ce programme a été très longue. Le lancement commercial a été retardé plusieurs fois. La conception imaginée à l’origine et très novatrice a été un échec : c’était le premier projet d’avion commercial a utilisé principalement les structures en carbone, ce qui était déjà un enjeu ; ensuite, pour aller toujours plus vite, les ingénieurs avaient imaginé sous-traiter à plusieurs entreprises la fabrication de différentes pièces du fuselage. Par manque de méthodes, de sérieux, de contrôles, il s’est vite avéré sur la chaîne de montage que les pièces ne s’imbriquaient pas les unes dans les autres. Tout avait dû être revu et provoqué trois ans de retard.
  • Beaucoup de vidéos circulant sur le Net montrent des intérieurs de cabine de Dreamliner usées, en mauvais état et évoquent beaucoup de problèmes comme des fauteuils cassés, des systèmes de vidéo hors service, des moquettes trouées, …. Même si cela n’inspire pas confiance, il ne faut pas en tirer de conclusion, cela n’a rien à voir avec la capacité de l’avion à voler. Néanmoins, cela va dans le sens que cet avion a été conçu à une période « low-quality » chez Boeing. 
  • Le dernier message du commandant de bord d’Air India avant de se crasher est « je n’ai pas de poussée, on ne peut pas monter ». Le problème technique semble avéré. Plusieurs hypothèses circulent, mais il est important d’attendre les premières conclusions de l’enquête. 
  • Cependant, un élément troublant est révélé par la presse. Un Dreamliner d’American Airlines, un avion identique à celui d’Air India, a été obligé d’atterrir quatre fois en urgence au cours du dernier mois, en raison de problèmes techniques liés au déploiement de ses volets. Espérons pour Boeing que ce n’est pas le début d’une nouvelle série noire.
  • Le PDG de Boeing, Robert Kelly ORTBERG, a annoncé qu’il annulait sa venue au salon du Bourget. La décision paraît surprenante. Le salon du Bourget qui se tient à Paris du 16 au 22 juin 2025, au moment de l’écriture de ces lignes, est le plus grand salon professionnel mondial de l’aéronautique. Ne pas y venir s’est se priver d’un vecteur de communication toujours utile en cas de crise. Ne pas y venir, c’est aussi montrer la crainte d’affronter les réalités. À l’opposé, mon expérience de gestion des crises, m’a appris que dans ces situations, il est indispensable de se concentrer exclusivement sur la crise. Fait-il le bon choix ? Peut-être. Mais alors, pourquoi sa directrice générale de la branche aviation commerciale, Stéphanie Pope, fait le même choix ? Cela ne me semble pas être un partage idéal des responsabilités et la meilleure façon de les assumer de la part des dirigeants d’un groupe comme Boeing.
  • Au moment même de l’ouverture du salon le lundi 16 juin, Boeing diffuse un communiqué faisant dire à son PDG « qu’aucune annonce de nouveaux contrats sera faite pendant ce salon par respect pour les victimes ». Le moment est, en effet, plutôt mal choisi pour que Boeing fanfaronne autour de quelques verres de champagne, encore faudrait-il qu’il y ait des commandes à fêter. Même s’il ne reste plus qu’à poser sa signature sur un contrat négocié depuis des mois, on imagine le doute qui peut s’insinuer dans la tête de dirigeants de compagnies aériennes, il y a des moments où il est urgent d’attendre….
  •  Mais je retiens surtout la deuxième partie du communiqué de presse « Boeing et ses dirigeants souhaitent rester concentrés sur les clients existants ». En termes plus clairs, cela veut simplement dire qu’il y a le feu à la maison Boeing du côté de Seattle. Je pense qu’ils savent déjà pourquoi le vol India s’est écrasé… 

Quoiqu’il en soit, et qu’elles que soient les conclusions sur les raisons de ce crash, comme je l’écrivais déjà dans mon livre publié en 2024, « tout nouveau crash, et tant que le groupe Boeing ne sera pas sorti de sa phase de crise, replongera l’avionneur dans une crise plus profonde ». On y est. Ils y sont, toujours et encore. 

Pertes abyssales en 2024

En avril dernier Boeing a annoncé que l’exercice 2024 s’était soldé par des pertes record, du même niveau que celle de 2020, -11,8 milliards de dollars (contre -2,3 md$ en 2023). Le chiffre d’affaires est également en recul à 66,5 milliards de dollars (-14 %).

Ces pertes sont la conséquence de plusieurs phénomènes :

  • La baisse du chiffre d’affaires liée à la réduction des cadences de production imposée par la FAA pour permettre une reconstruction de la qualité de fabrication. 
  • La baisse du chiffre d’affaires liée aux cinquante jours de grèves qui ont mis à l’arrêt complet la production des deux plus grandes usines américaines.
  • Des compléments de provisions liés à tous les problèmes en cours dans toutes les divisions. On se souvient de la fusée de Boeing et de sa capsule Starliner qui n’a pas pu ramener deux astronautes sur Terre ou des avions ravitailleurs en vol qui ont des fuites !

Les comptes de 2024 confirment qu’une augmentation de capital a eu lieu en octobre pour 21 milliards de dollars. Elle était indispensable pour faire face à une trésorerie totalement exsangue. Sur ce point, il faut souligner que les grands actionnaires de Boeing (voir dans les articles précédents) assument leurs responsabilités et ne lâchent pas Boeing. Ont-ils le choix ?

Boeing a perdu 35 milliards de dollars depuis le début de sa crise en 2019. Son endettement est de 54 milliards de dollars.

Cession d’actifs non-stratégiques et Spirit Aerospace

C’était l’une des premières décisions prises par le nouveau PDG, Kelly Ortberg, à son arrivée en août 2024 : « nous ne sommes pas efficaces, nous devons concentrer nos ressources sur les fondamentaux, nous allons faire une revue de nos actifs et nous allons nous séparer de ceux non-stratégiques ». Une première cession pour 10 milliards de dollars est en cours. Elle concerne la division Digital Aviation Solutions, 3.900 personnes. Elle se fera en cash d’ici la fin de l’année 2025.

Boeing annonce travailler sur 20 milliards d’actifs non-stratégiques supplémentaires à céder. 

En parallèle Boeing, va concrétiser un autre plan, celui du rachat de son sous-traitant Spirit Aerospace System. Aux yeux de Boeing, ce sous-traitant est à l’origine d’une partie de ses problèmes de qualité. De nombreux observateurs, dont je fais partie, ne partagent pas l’analyse de Boeing. De nombreux faits démontrent que Boeing a une large part de responsabilité dans les défauts de fabrication des pièces (principalement certaines parties de fuselage), les cahiers des charges étaient imprécis, changeaient tout le temps, le sous-traitant n’était pas contrôlé, les pièces non plus, … Pour mémoire, ce sous-traitant était une externalisation datant de 2005 des capacités de production de Boeing. C’était le temps du virage stratégique pour devenir « assembleur » et non plus « constructeur » afin d’optimiser les coûts et de flexibiliser la chaîne de valeur. Boeing rachète donc son sous-traitant, l’opération ne se fera pas en cash, elle se fera en échange d’actions.

Rappelons qu’Airbus était aussi un client, pour 40 % environ, de cette entreprise et n’a pas rencontré les problèmes de qualité de Boeing… Airbus ne pouvait évidemment pas admettre que Boeing devienne un fabricant de certaines de ses pièces suite à ce rachat en cours. Les parties sont donc tombées d’accord sur le rachat par Airbus des usines de Spirit à Belfast (ailes du B220), Casablanca (composant de l’A321 et A220), Wichita, Kansas (A220) et Prestwick, Ecosse (matériaux composites pour l’A350 et pièces d’avions militaires et de l’A320).

Annonces de Trump, quels impacts ?

Les actionnaires et les dirigeants de Boeing se seraient certainement bien passés des incertitudes provoquées par les annonces de Trump d’augmentation des taxes douanières. Ce n’est pas simplement la question d’un marché qui s’ouvre ou qui se ferme avec la Chine comme l’analysent trop rapidement certains journalistes. Ceux qui prennent le temps de comprendre, savent qu’une partie des pièces assemblées sur les chaînes de montage de Boeing aux Etats-Unis, sont fabriquées en Europe ; elles font donc l’objet des surtaxes douanières qui viennent renchérir le prix de l’avion, y compris pour les compagnies américaines. Est-ce que Trump avait compris cela ? Chacun se fera sa réponse. En attendant, personne pour le moment ne sait exactement où en est ce dossier et où peut-il atterrir. Pas simple quand il s’agit de piloter Boeing ! Personnellement, je pense que la stratégie « du deal » de Trump est du niveau « marchandage à Marrakech » et que la puissance de la finance, en particulier américaine, va finir par le faire taire. Les Chinois avaient gelé les livraisons d’avions Boeing en avril 2025 avant de les autoriser de nouveau en mai. C’est le souk et ce n’est pas bon pour le business, pas plus pour Boeing que pour tout le monde.

Trump, dans sa salve permanente d’annonces en tout genre promet à Boeing le développement d’une nouvelle génération d’avions de combat furtifs, baptisée F-47. Ce contrat a été attribué dans le cadre du programme Next Generation Air Dominance (NGAD) et a été annoncé le 21 mars 2025. Cela fait dix ans que Boeing a le plus grand mal à faire valider par le Pentagone la réception de ses différents programmes, on reste donc circonspect sur la capacité de l’avionneur à lancer un nouveau programme. D’ailleurs, depuis l’effet d’annonce, on ne trouve aucune trace de discussion, de projet ou d’échange. Le Pentagone, tout comme Boeing, n’ont rien communiqué.

Procès au pénal pour les crashs des B737 Max

Comme cela est fréquent aux USA, le groupe Boeing avait réussi en 2021 à négocier un accord avec le DOJ (Department of Justice) pour ne pas être poursuivi au pénal pour le crash de ses deux 737 Max. L’accord avait des conditions, des indemnités financières bien sûr, mais également un engagement à résoudre les problèmes de qualité et de sécurité. Après les problèmes de début 2024 qui avait défrayé la chronique (dont la porte perdue en plein vol), la justice américaine avait jugé que Boeing n’avait pas respecté ses engagements et jugé l’accord caduc. Depuis, Boeing était donc de nouveau poursuivi. Un nouvel accord est en cours de négociation, mais Boeing en refuse à ce jour les conditions. Le juge fédéral du Texas, Reed O’Connor, lassé d’attendre, a donc décidé en mai de poursuivre Boeing au pénal. La date de procès est fixée au 23 juin 2025. Boeing est donc convoqué devant un jury populaire ce qui, en théorie, devrait lui coûter bien plus cher qu’un accord avec le DOJ. Parions qu’un communiqué de presse annoncera, la nuit avant le procès, qu’un deal a été trouvé !

Du côté des poursuites au civil, des dossiers restent ouverts de la part des ayant-droits des victimes des deux crashs, mais ils s’éteignent les uns après les autres, Boeing signe des accords d’indemnisation dossier par dossier. 

Dans une grande tradition américaine des procès, quelques grands cabinets d’avocats animent des plaintes de parties civiles comme celles de plaignants victimes d’acouphènes suite à « l’explosion » de la porte en vol… Ces acouphènes valent quelques millions de dollars… Pure anecdote dans le niveau de soucis rencontré par l’avionneur américain. 

Pendant ce temps-là, le cash enrichit les avocats et Boeing n’est pas concentré sur ses avions.

Reprise de la production

Essayons de finir sur une bonne nouvelle. Boeing semble montrer de premiers signes de sortie de la partie industrielle de la crise dans laquelle il est plongé depuis cinq ans. À fin avril, le géant Américain, avec 175 appareils livrés depuis janvier, fait quasi-jeu égal avec Airbus, 192 avions livrés. L’Américain semble bien parti pour produire 38 B737 Max par mois avant la fin 2025. Cela après avoir livré 30 % d’appareils de moins en 2024, par rapport à 2023 et 50 % de moins qu’Airbus.

Conclusion

Je reprends la conclusion de mon précédent article (21 février 2025). J’écrivais que Boeing arriverait à se relever si … :

  • Si les cadences de production et de livraison des avions commerciaux repartent, même doucement, à la hausse. Il semble que ce soit en cours.
  • Si les problèmes avec le Pentagone se résolvent. Pas d’informations récentes sur ce point.
  • Si le calme social revient. Pour le moment, c’est le cas. 
  • Si des plans de reconstruction des compétences disparues sont présentés et surtout, s’ils produisent des effets, car pour enseigner de la compétence, il faut la détenir… Sur ce point crucial, il est très difficile d’obtenir de l’information fiable, mais quand on connaît les efforts colossaux nécessaires dans le domaine, même pour des entreprises en bonne santé comme Airbus ou Thales, le défi est certainement immense pour Boeing. Je ne les en crois pas capable (lire les communications du Gifas dans ce domaine reprises dans un article passionnant du Figaro[2]).
  • Si la NASA refait confiance aux fusées de Boeing pour propulser les astronautes en orbite. Ce n’est pas le cas à ce jour.
  • Si l’objectif de cash-flow positif se concrétise. Attendu pour les comptes de Q4 2025. 
  • Enfin, et surtout, si aucun incident ou crash, ne vient alimenter tous les doutes que nous avons encore. Que dire d’autres sinon que c’est un crash…. Qui va encore coûter beaucoup de cash…

L’actualisation de cette conclusion datant d’à peine quatre mois est terrible.

Cette analyse au long cours que je mène depuis 2019 sur ce cas hors normes, démontre que Boeing est toujours en crise. La finance de Boeing a tué les compétences de Boeing. Même si ses actionnaires sont très riches, et justement parce qu’ils sont très riches, ils vont finir par tirer d’autres conclusions que simplement changer le PDG. Je ne vois pas comment le Groupe Boeing peut survivre dans sa forme actuelle. La solution ne peut passer stratégiquement que par un démantèlement séparant complètement les différentes activités afin de redonner une dimension humainement pilotable à chacun des enjeux et des crises.

Michel Mathieu

Doctor of Business Administration 

Le 16 juin 2025

Bibliographie

Cette étude longitudinale du cas Boeing est permise grâce à une matière abondante que fournit le monde de l’aéronautique. Les sources sont nombreuses : 

  • de la part de la société Boeing : communiqués de presse, conférences de presse, présentations des résultats trimestriels, site Internet, … ;
  • de la part des autorités diverses impliquées dans le sujet, qu’elles soient américaines ou européennes : rapports de commissions d’enquêtes, auditions publiques, conférences de presse, communiqués, sites Internet, … ;
  • revues spécialisées américaines, analyses d’experts ou de journalistes d’investigation ;
  • les médias classiques qui reprennent les synthèses des agences de presse comme l’AFP ou Reuters.

[1] Disponible sur www.amazon.fr

[2] https://www.lefigaro.fr/societes/l-aeronautique-au-defi-de-la-formation-de-milliers-de-nouvelles-recrues-20250219


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