
En stratégie, la première erreur est de penser que l’adversaire est fou, malade, stupide ou inconsistant. C’est le meilleur moyen de se limiter le nombre de cheminements intellectuels possibles ; c’est se complaire dans la facilité ; c’est se tromper avant même d’avoir réfléchi ; c’est préparer sa propre défaite. Quand l’Amérique secoue la planète, il est important de rester calme et d’écouter ce que nous disent nos cousins d’Amérique.
Le guet-apens, dans lequel est tombé Volodymyr Zelensky dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, a généré en Europe une vague de stupéfaction et de colère. L’émotion légitime ne doit pas nous empêcher de rester intelligent et d’analyser les choses avec calme. Il ne faut pas douter que le comportement grossier, mal élevé, de deux cow-boys de mauvais westerns, cache une vraie stratégie. Il est important de ne pas se laisser abuser par l’image facile d’une Amérique stupide gouvernée par un fou. Derrière la reconquête du pouvoir de Donald Trump, il y a deux think tanks[i], très puissants qui ont pensé, structuré, organisé le programme de gouvernement. Si Donald Trump a signé autant de décrets dans les premières 48 heures de son mandat, c’est qu’un énorme travail avait été fait en amont. Ne nous attardons pas ici sur la question de savoir si ces décrets sont légaux ou pas, essayons plutôt de mieux identifier les quelques points majeurs qui nous concernent directement dans le chaos des débats actuels. Pour cela, il est nécessaire de revenir en arrière sur le discours de JD Vance, le vice-président, lors de la conférence de Munich, le 14 février 2025.
JD Vance, vice-président américain, discours de Munich.
La conférence de Munich est à la sécurité ce que Davos est à l’économie. Elle réunit chaque année, le gratin mondial de tous ceux qui sont concernés de près ou de loin par ce sujet. De nombreux chefs d’État ou de Gouvernement y participent. C’est également un lieu de rencontres diplomatiques pour des échanges discrets et non officiels. Il est intéressant de se souvenir que cette conférence avait été marquée en février 2007 par un discours de Vladimir Poutine, qui, devant un parterre abasourdi (tiens, tiens, comme l’Europe après le clash du bureau ovale…), annonçait ni plus ni moins sa volonté de recréer l’empire de Russie, même si ce n’était pas les mots employés. Par faiblesse, déni, manque de courage ou incompréhension, personne en Europe n’avait pris en compte la menace pourtant clairement affichée. Depuis, la Crimée a été envahie en 2014 et l’Ukraine en 2022. Comme le dit souvent Alain Bauer dans ses interventions, tout est toujours écrit, mais jamais personne ne lit, ne comprend ou ne tient compte. Il est donc d’autant plus intéressant de décrypter le discours de J.D. Vance à la même tribune.
Tout d’abord, le discours est un modèle du genre[1]. Vingt minutes, 3.300 mots, 7 pages, trois grands thèmes : la sécurité de l’Europe, les valeurs démocratiques, l’immigration. L’ensemble est accompagné de passages empathiques vis-à-vis des Allemands qui venaient d’être victimes d’une attaque terroriste à la voiture bélier. Même si les positions peuvent être difficiles à entendre, c’est dit avec respect, tact et sans provocation, à l’opposé du sketch avec V. Zelensky. On est d’accord ou pas, certains exemples sont contestables, mais les positions de la nouvelle Amérique sont clairement posées. Fondamentalement, ce qui n’a pas plu aux dirigeants et journalistes européens, c’est que JD Vance parle simplement et franchement en mettant le doigt là où cela fait mal, c’est du pragmatisme américain, cela nous change de la langue de bois de nos technocrates. Il nous met devant nos responsabilités, face à nos contradictions et souligne notre inaction face aux enjeux.
Il est important d’aller au-delà des quelques verbatim retenus par les médias. Aller à l’origine des mots est indispensable pour mieux comprendre. J’ai donc relu plusieurs fois ce discours afin de laisser retomber les mauvais filtres de l’émotion et de l’émoi médiatique. JD Vance nous pousse à réfléchir sur nous-même tout en nous donnant des clés sur les positions américaines.
Sur la sécurité en Europe.
JD Vance nous donne clairement les clés de la pensée américaine. Elle est simple, claire et concise : pour eux, le danger, l’ennemi, c’est la Chine. Ce n’est pas nouveau, c’était déjà l’un des mantras du premier mandat de Trump. Partant de ce postulat, il explique d’abord que l’Amérique ne veut plus être le shérif du monde ; ensuite, que l’Amérique, c’est d’abord « America first », donc les moyens et les investissements sont d’abord pour les Américains ; enfin, que s’il y a un danger, c’est donc la Chine, et que c’est pour eux, là qu’il faut déployer et concentrer les moyens, en particulier militaires. En conséquence, et en toute logique, il nous dit à nous Européens : vous êtes grands ; assumez-vous ; vous pouvez vous défendre seul ; vous n’avez pas, ou plus, besoin de nous dans le contexte d’aujourd’hui ; occupez-vous de votre front Est pendant que nous nous occupons de la Chine. Pourquoi se sentir abandonné ? Est-ce que le moniteur de natation abandonne son élève quand il le pousse dans le grand bain, car il sait qu’il saura y nager ? Au contraire, plongeons dans l’opportunité qui nous est donnée d’assurer nous-même notre défense !
Personnellement, je ne suis pas certain que le postulat de départ des Américains est le bon. La Chine ne me semble plus en capacité d’être un vrai danger pour eux. De nombreux signes vont dans ce sens : son effondrement démographique, le ralentissement de sa demande intérieure, le retour depuis le Covid d’une volonté occidentale d’un peu plus d’indépendance économique, l’arrêt du dopage de la croissance par la dépense publique d’infrastructure, la logique autocrate de Xi Ping, … D’ailleurs, les Américains ont rarement fait les bons postulats de départ dans leurs analyses stratégiques…. Mais peu importe, d’une part, qu’ils s’occupent de la Chine ne peut pas nous faire du mal et, d’autre part, prenons leur position comme un coup de pied au cul et une opportunité ! Merci à JD Vance d’essayer de nous réveiller. D’ailleurs, pourquoi aurions-nous peur ?
- Europe (hors UK) : PIB environ 17 milliards d’Euros – 450 millions d’habitants
- Russie : PIB environ 2 milliards d’Euros – 144 millions d’habitants
Les moutons de Panurge que sont nos médias, hurlent à la trahison, les Etats-Unis s’allieraient avec la Russie. Mais où est-ce que Trump s’allie avec Poutine quand il souhaite signer un accord avec l’Ukraine pour exploiter les minerais et autres terres rares ? N’était-ce pas l’un des premiers objectifs de guerre de Poutine de faire main basse sur ces ressources ? Que les Etats-Unis s’installent en Ukraine pour exploiter le sous-sol n’est-il pas une solide garantie de sécurité sur le long terme pour l’Ukraine, et donc pour l’Europe ? Certes, nous serons obligés, malheureusement, d’accepter la perte de 20 % du territoire de l’Ukraine, mais, par rapport aux objectifs de départ (« Nous serons à Kiev en trois jours. »), n’est-ce pas une défaite pour Poutine ? Au demeurant, il va récupérer des territoires qu’il a totalement rasés… Trump veut la paix à tout prix sur ce front parce que la guerre nuit au business en général et qu’il veut contrôler la menace de la Chine. Une fois de plus, restons calmes face aux outrances, à l’arrogance, à la pensée toute faite entraînant des réactions simplistes… La pensée stratégique n’est pas un simple jeu de qui gagne et qui perd, c’est un jeu d’équilibre instable au milieu de contraintes et de contradictions.
Sur les valeurs démocratiques.
JD Vance nous dit que nous sommes perçus comme des démocraties n’écoutant plus leur peuple. La bien-pensance de nos médias et le déni permanent de nos technocrates renvoient immédiatement la balle outre-Atlantique en arguant que Jeff Bezos, propriétaire du Washington Post, tente de museler les journalistes, en attaquant la liberté laissée au complotisme par l’arrêt de la médiation sur X d’Elon Musk ou de Facebook de Marc Zuckerberg ou en rappelant l’attaque majeure contre les valeurs démocratiques que furent la contestation de l’élection américaine de 2000 et l’invasion du Capitole en janvier 2021… Ils n’ont bien sûr pas tort, mais cela ne doit pas empêcher d’aller plus loin. JD Vance prend de nombreux exemples en Roumanie, en Angleterre, en Suède et souligne surtout que les organisateurs de la conférence de Munich n’invitent pas les parlementaires, donc élus, des partis populistes, aussi bien de gauche comme de droite. Il précise sa pensée : « Nous ne sommes pas obligés d’être d’accord avec tout ou partie de ce qu’ils disent, mais lorsque des responsables politiques, représentent une partie importante de la population, il nous incombe au moins de dialoguer avec eux ». Il assume d’ailleurs qu’ils ne sont pas parfaits dans ce domaine outre-Atlantique, mais n’a-t-il pas raison sur le fond ?
JD Vance ne parle pas spécifiquement de la France (est-ce un oubli ou est-ce volontaire ?). Mais posons-nous la question : le français a-t-il le sentiment d’être écouté quand après la dissolution, la présidente de l’Assemblée nationale sortante est réélue après un tour de passe-passe politique ? Le Français devenu gilet jaune a-t-il le sentiment d’avoir été écouté ? Se sent-on la liberté de parler de Nation sans forcément passer pour un fasciste effréné ? Est-il possible de parler de l’immigration sans immédiatement passer pour un raciste ? Quand j’étais encore au cœur des affaires, à combien de « concertations » ai-je été invité dont le seul objet s’avérait ensuite d’être un outil parfaitement rodé de l’exécutif (quel que soit son bord) pour tuer dans l’œuf toute idée ou proposition ? À combien d’auditions inutiles ai-je participé alors même que l’objet était « d’écouter la voix des professionnels » ? Oui, je pense que nos démocraties n’écoutent pas le peuple quelle qu’en soit la voix. Je suis d’accord avec JD Vance quand il dit que nos démocraties sont ancrées dans le passé, dans un fonctionnement à bout de souffle, et qu’elles n’écoutent plus le peuple, car « elles en ont peur ». La peur a progressivement généré l’inaction ; la machine à penser le futur est à l’arrêt. Où sommes-nous en France comparé aux ambitions d’il y a 50 ans ? Qu’est-ce qu’a produit de positif l’Europe, à part l’Euro, en 80 ans d’existence ?
Si derrière quelques sommets médiatisés, quelques réunions de chefs d’états-majors et quelques annonces de plans en centaine de milliards, l’Europe décide de passer, enfin, en mode action, d’une certaine façon JD Vance aura eu raison de nous donner un coup de pied au cul.
Sur l’immigration.
JD Vance met le doigt sur le fait qu’elle n’est plus gérée depuis longtemps, mais qu’elle est imposée aux démocraties, tant chez eux que chez nous. « Aucun électeur ne s’est rendu aux urnes pour ouvrir les vannes à des millions d’immigrés sans contrôle ». Comment contester ce fait ? Vingt-cinq siècles d’histoire, nous ont permis de créer nos démocraties synonymes de liberté. De tout temps, le peuple a toujours eu besoin d’une Nation. Petite ou grande, elle est toujours constituée d’un territoire, d’un drapeau, d’une monnaie, d’une culture souvent guidée par un système de croyance religieuse et d’une histoire. Nier ce ciment commun aux centaines de peuples qui constituent le monde, c’est nier l’histoire. Faire appel à l’histoire, ce n’est pas refuser le futur. Le futur se crée toujours sur les fondations laissées par l’histoire. Au fil des sédimentations des différentes périodes de notre histoire, nous avons développé un système démocratique empreint de liberté et d’humanisme. Ailleurs, d’autres cultures et d’autres histoires, ont créé d’autres systèmes. Il devient bien difficile de nier que certains de ces systèmes viennent sur notre territoire remettre en cause, violemment, notre culture et notre histoire. C’est notre droit et notre liberté de ne pas l’accepter. Il faut donc résister et faire entendre notre voix pour qu’elle soit enfin écoutée. JD Vance nous pose ici simplement et directement la question du choix démocratique à accepter ou pas, dans quelle proportion et dans quelle nature, l’immigration.
Conclusion
Ne restons pas bloqués par l’irrespect d’un ours à la blondeur mal léchée ; sourions du bon mot du sénateur C. Malhuret parlant de « Washington comme la cour de Néron … et d’un bouffon sous kétamine » ; mais surtout, ne réduisons pas l’Amérique à cela. Ce n’est pas parce qu’un Donald fait des singeries dans le bureau ovale pour amuser les caméras que l’Amérique est stupide. Elle était, reste et restera la première puissance mondiale. Sachons écouter les critiques d’un « petit blanc du Midwest »[2] qui comme un père navré de voir ses enfants s’endormir dans le confort passé « des dividendes de la paix » nous donne au coin du feu, un bon petit coup de pied au cul, plus amical qu’il n’y parait, dans l’espoir de nous réveiller.
JD Vance dans sa conclusion en appelle à Jean-Paul II. Rien de moins ! Il nous dit que nous venons de la même histoire. Rappeler cette histoire, c’est la reconnaître. La reconnaître, c’est la confirmer. La confirmer, c’est nous dire que nous sommes toujours du même côté. Que disait Jean-Paul II le 22 octobre 1978, place Saint-Pierre lors de son premier discours ?
« N’ayez pas peur ».
Ne pleurons pas un passé révolu, acceptons-le et traçons notre route. Petits ou grands, forts ou moins forts, il y a toujours un chemin pour avancer. Au point de départ de ce chemin, il y a toujours des fondations : l’histoire. Au loin, il y a toujours un horizon : des valeurs. Pour se mettre en route, il faut quoi : du courage. N’est-ce pas là l’essence même de la stratégie ?
Le 10 mars 2025
Michel MATHIEU
Doctor of business strategy
[1] Voir le PDF associé à ce texte pour la traduction franhttps://www.cogito-conseil.fr/wp-content/uploads/2025/03/JD-Vance-Discours-de-Munich.pdfçaise intégrale du discours.
[2] Lire « JD Vance, une famille américaine », édition du Globe, 2017, préface de Christine Ockrent.
[i] Deux think tanks conservateurs puissants sont à l’origine du programme de gouvernement sur lequel D. Trump a été élu.
La Heritage Foundation a produit le “Project 2025”, un ensemble de propositions politiques visant à influencer le second mandat de Trump. Ce projet proposant de renforcer le pouvoir présidentiel, réformer l’administration fédérale et promouvoir des valeurs conservatrices, a été la base du programme sur lequel Trump a été élu.
Le America First Policy Institute a été fondé par d’anciens membres de l’administration Trump, ce think tank se concentre sur la promotion des politiques “America First”. Il est à l’origine de la majorité des décrets signés par Trump dès son arrivée dans le bureau ovale, notamment en matière d’énergie et de réforme administrative.