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Réfléchir au-delà de la pensée dominante.

BHV SHEIN

Erreur stratégique ou difficulté stratégique ? Le cas BHV Shein.

Au cœur de l’actualité récente, le groupe SGM (Société des Grands Magasins), son enseigne BHV et la marque Shein ont fait, ensemble, la une des médias. Pour le meilleur ou pour le pire, telle est la question ? Le cas BHV – Shein va sans aucun doute rejoindre les emblématiques études de cas stratégiques comme Kodak et Nokia au rayon des standards des classes de business school. Je vous propose dans cet article une première réflexion sur la base des informations à disposition en cette fin d’année 2025. L’analyse va se présenter suivant le plan suivant :

  • Présentation de Frédéric Merlin, jeune Président fondateur de SGM et de sa stratégie.
  • Histoire du BHV.
  • Stratégie de relance du BHV Marais par SGM
  • Présentation de Donald Tang, PDG de Shein et de la situation du groupe chinois avant l’annonce de l’association avec BHV.
  • Novembre 2025 : BHV et Shein s’associent.
  • Est-ce une stratégie qui n’a pas fonctionné ou une erreur stratégique ?

Cette étude ne revendique pas de détenir la vérité sur la situation des protagonistes, c’est un exercice de réflexion dont le seul objectif est d’alimenter la pensée stratégique de ceux qui croient encore aux fondamentaux de la stratégie[1].

1 – Présentation de Frédéric Merlin, président fondateur du groupe SGM et de sa stratégie.

Suivant le narratif officiel, Frédéric Merlin, jeune entrepreneur lyonnais né en 1991, est le président et cofondateur de la Société des Grands Magasins (SGM), aux côtés de sa sœur Maryline. Ses débuts sont précoces : à 20 ans, avec un prêt étudiant de 15 000 €, il fonde IMEA, une société de conseil en immobilier d’entreprise. En 2018, il crée la SGM dont la stratégie est claire : se spécialiser dans la revitalisation d’actifs commerciaux situé en centre-ville de villes moyennes. Difficile d’avoir un positionnement stratégique plus simple et plus clair !

Classé 233e fortune française en 2024 avec un capital estimé à 600 millions d’euros, Frédéric Merlin incarne une nouvelle génération d’entrepreneurs audacieux, mais son manque d’expérience dans le retail et sa gestion controversée ont rapidement attiré l’attention et, bien évidemment, les critiques. Sa communication parfaitement rodée est typique de cette génération. Principalement orientée vers les réseaux sociaux, le buzz, voire le bad buzz, en est le vecteur clé totalement assumé : « La polémique fait partie du commerce » dit-il plusieurs fois lors de son audition devant la commission économique de l’Assemblée nationale (novembre 2025). Si Seguela, référence de la pub des années 80 pour les plus de 50 ans, nous a appris depuis longtemps que « peu importe la façon dont on parle de toi, pourvu que l’on parle de toi », ce type de communication qui peut s’expliquer vis-à-vis d’un certain type de clientèle, a plutôt tendance à froisser institutionnels et financiers quand il s’agit de parler stratégie et business. Le jeune prodige ne s’est pas créé une deuxième image spécifiquement adaptée à ces mondes-là.

Après avoir acheté en 2022 sept magasins de province aux Galeries Lafayette dans un parfait respect de sa stratégie, il leur rachète également le BHV Marais, ajoutant cette enseigne emblématique de Paris à son portefeuille de vingt grands magasins et centres commerciaux. SGM génère un chiffre d’affaires de 430 millions d’euros en 2024.

2 – Histoire du BHV

Le BHV, l’un des grands magasins historiques de Paris, appartenait au groupe Galeries Lafayette. L’histoire des quinze dernières années de ce magasin est marquée par une série de difficultés structurelles et conjoncturelles.

2010–2019 : déclin progressif et adaptation difficile

Dès le début des années 2010, le BHV, comme l’ensemble des grands magasins, subit la concurrence croissante du e-commerce et l’évolution des modes de consommation. Les rumeurs de fermeture se multiplient, et le magasin peine à moderniser son offre et son image, malgré des rénovations ponctuelles.

En 2013, le Bazar de l’Hôtel de Ville devient « BHV Marais », avec une volonté de se recentrer sur le design, la décoration et la mode, en misant sur l’attractivité du quartier du Marais dans le centre de Paris. Cependant, ces ajustements ne suffisent pas à enrayer la baisse de fréquentation et la perte de parts de marché face à une concurrence de plus en plus multiforme, de l’offre digitale aux enseignes spécialisées en passant par les purs players du luxe (Bon Marché, Samaritaine, …).

En 2016, le BHV devient le premier grand magasin parisien à ouvrir le dimanche, grâce à la loi Macron, dans l’espoir d’attirer plus de clients. Mais cette mesure ne compense pas le déclin global du secteur.

2020–2022 : crise sanitaire et accélération des difficultés

L’année 2020 est la pire de l’histoire des grands magasins parisiens. Les confinements répétés, la fermeture prolongée et le plan de piétonnisation des quatre arrondissements centraux de Paris aggravent la situation. Le BHV enregistre une baisse d’activité de 20 % en 2021 par rapport à 2019, malgré une progression de 60 % des ventes en ligne.

Le groupe Galeries Lafayette, propriétaire depuis 1991, s’interroge sur l’avenir du BHV et lance une revue d’actifs, bien conscient que la concurrence accrue avec les sites de e-bricolage (type ManoMano), avec les spécialistes de l’équipement de la maison, ainsi que la transformation des habitudes d’achat, rend la situation critique.

2023 : rachat par la SGM et espoir de relance

En novembre 2023, la Société des Grands Magasins (SGM), dirigée par F. Merlin, rachète le BHV Marais aux Galeries Lafayette. Le jeune PDG s’engage à « donner un nouveau souffle » à un magasin en perte de 15 millions d’euros par an depuis plusieurs années, menacé de fermeture. Il promet une relance basée sur l’innovation, la diversification de l’offre (restauration, halles alimentaires, espaces sportifs) et une gestion autonome avant la fin de 2024. 

Enseignements

Le groupe Galeries Lafayette s’est débarrassé d’un poids mort. Un jeune patron ambitieux et courageux relève le challenge de la relance. À ce stade, il est déjà important de souligner que le contexte stratégique n’est pas favorable :

  • E-commerce, marketplaces, et enseignes spécialisées ont capté une partie de la clientèle.
  • Le BHV a perdu son positionnement clair entre grand magasin populaire et enseigne premium, sans parvenir à se réinventer durablement malgré plusieurs essais.
  • L’évolution de l’espace public voulue par la mairie de Paris ne contribue pas à attirer en centre-ville une clientèle adaptée au BHV Marais.

3 – Stratégie de relance du BHV

La stratégie initiale de reprise du BHV Marais par F. Merlin et la SGM, telle qu’elle a été présentée fin 2023 est plutôt claire au point de départ. Le BHV Marais était en perte de 15 millions d’euros par an, avec une trajectoire de fermeture probable. F. Merlin et la SGM se fixent comme objectif principal de redonner un souffle économique et une attractivité commerciale à un magasin emblématique, mais vieillissant et en déclin structurel. La stratégie s’inscrit dans la philosophie de SGM, qui mise sur la création de « lieux de vie pluriels », combinant commerce, restauration, services et événements. L’ambition est de transformer le BHV en un espace moderne, dynamique et ancré dans son écosystème local.

La mise en œuvre stratégique s’appuie sur deux leviers classiques. D’abord, la restructuration financière et opérationnelle :

  • F. Merlin annonce une organisation plus agile et moins coûteuse, avec une réduction progressive des effectifs (non-remplacement des départs volontaires ou en retraite) et la création de nouvelles structures dédiées, pour un investissement de 12 millions d’euros.
  • La mise en place d’un nouveau système de facturation pour régler plus rapidement les fournisseurs (retards alors limités à 45 jours, selon lui) et éviter les impayés récurrents. Cependant, cette transition s’avère plus longue et plus difficile que prévu.

Il s’agit ensuite de booster les recettes grâce à une diversification de l’offre et une meilleure attractivité en s’appuyant sur un mantra que F. Merlin répète en permanence : « Je suis un commerçant, je dois créer du flux dans les magasins » :

  • Introduire de nouveaux concepts : halles alimentaires, espaces sportifs, food court, …
  • Élargir la cible et attirer une clientèle plus jeune et diversifiée.
  • S’appuyer sur des marques et des événements pour créer du trafic et de l’animation, en misant sur des enseignes tendances et des collaborations inédites.
  • Développer une approche « responsable et durable », en collaboration avec les acteurs locaux (bailleurs, commerçants, associations, élus), pour redonner du sens au commerce de centre-ville.

Pour l’année 2024, BHV Marais affiche un résultat positif de 15 m€ et SGM communique sur le fait, que pour la première fois dans l’histoire de ce magasin, les salariés ont pu bénéficier d’une participation aux résultats de 1,5 m€. Cependant, le plan de mise en œuvre ne se passe pas comme prévu et des difficultés opérationnelles apparaissent : 

  • Il y a bien sûr les inévitables tensions sociales inhérentes à ce type de reprise et de tentative de remise à niveau ; elles sont renforcées par la présence d’un personnel historique et fortement syndiqué.
  • Des dysfonctionnements informatiques et des retards de paiement (jusqu’à un an pour certains fournisseurs) sapent la confiance des partenaires. Plusieurs marques historiques (Dior, Chanel, Sandro, Maje, Le Slip Français, etc.) quittent le BHV, aggravant la crise.
  • Les difficultés deviennent de notoriété publique. Les doutes et la dégradation de l’image empêchent toute nouvelles collaborations. Rien ne se concrétise en termes de nouveaux concepts. L’ancienne clientèle continue de disparaitre et la nouvelle ne se crée pas. 

Enseignements

Respecter son positionnement stratégique. À ce stade, soulignons une incohérence du discours parfaitement rodé de F. Merlin. J’ai écouté en détail et très attentivement son audition auprès de la commission économique de l’Assemblée nationale le 26 novembre 2025 (disponible en intégralité sur YouTube). Il explique et répète de nombreuses fois ce que l’on appelle en stratégie son « positionnement stratégique ». Celui du Groupe SGM est limpide : « Être un acteur de la revitalisation du commerce des centres-villes de villes moyennes ». Jusque-là, toutes ses acquisitions de magasins et de centres commerciaux ont parfaitement respecté ce positionnement stratégique comme les magasins Galeries Lafayette d’Angers, Dijon, Grenoble, Le Mans, Limoges, Orléans et Reims achetés en 2022. Le BHV Marais ne rentre en aucun cas dans ce positionnement : Paris n’est pas une ville moyenne ; le corps social, et donc la clientèle, ne peuvent pas être plus opposés ; les attentes des institutions et autorités locales n’ont rien à voir. L’acquisition du BHV Marais est donc hors positionnement stratégique. Et même si l’on réduit ce positionnement stratégique à « être un acteur de la revitalisation des centres-villes », il n’y a pas besoin d’avoir fait une école de commerce et un SWOT de base pour imaginer que les facteurs clés de succès ne vont pas être les mêmes au centre de Paris qu’au centre de Dijon.

Des difficultés toujours sous-estimées. La stratégie est visionnaire, courageuse, ambitieuse, mais sa mise en œuvre s’avère difficile. Les difficultés semblent avoir été sous-estimées comme d’ailleurs dans tous ces types de plan ; les investissements nécessaires à la relance de l’offre certainement sous-évalués (mais la SGM pouvait-elle faire plus ?) ; si l’on se base simplement sur la version officielle, le projet informatique devant permettre la gestion autonome par SGM de l’activité commerciale du BHV (et se couper des systèmes historiques des Galeries Lafayette) rencontre de grandes difficultés pour ne pas dire que c’est un échec. Ce dernier point est loin d’être anecdotique. J’ai plusieurs exemples en tête d’entreprises qui ne se sont jamais remises d’une « migration » informatique ratée dont les conséquences provoquent un effet domino : retard du projet ; difficultés qui mettent du temps à être révélées au management ; début de crise ; aspirations de tous les moyens humains et financiers ; stand-by de toutes les autres priorités ; impacts majeurs sur l’activité opérationnelle ou commerciale, voire sur les deux ; conséquences financières insurmontables. 

On porte l’offensive si on est fort, jamais en position de faiblesse. En achetant le BHV Marais, le groupe SGM ne respecte pas son positionnement stratégique ; le cœur de son savoir-faire est probablement encore fragile car récent ; il est déjà en forte croissance et toutes ses acquisitions ne sont pas encore mises à niveau ; avec le BHV, il s’attaque à un niveau de difficulté supérieur et sous-estime l’ampleur du projet. Même si toute entreprise rencontre des difficultés, même s’il n’existe pas d’entrepreneur qui n’ait pas rencontré des projets difficiles, même si à ce stade, il n’y a rien de perdu ou de définitif, c’est en position de faiblesse que F. Merlin et SGM vont devoir affronter la crise provoquée par l’association avec Shein. À quel moment l’ambition devient-elle une erreur ? 

4 – Présentation de Donald Tang, PDG de Shein et de la stratégie du groupe chinois avant l’annonce de l’association avec BHV

Donald Tang, 62 ans, président exécutif du groupe Shein depuis août 2023, est une figure clé de l’ascension fulgurante de l’empire de l’ultra-fast fashion. Né à Shanghai, Donald Tang est un financier sino-américain. Il a étudié à la California State Polytechnic University-Pomona et a construit une carrière dans la finance et les affaires, notamment à Wall Street et dans l’industrie du cinéma avant de rejoindre Shein. Recruté en 2022 comme conseiller du PDG fondateur Chris Xu, il devient président exécutif en août 2023. Son rôle est de piloter la stratégie globale du groupe, notamment son expansion internationale et sa communication face aux controverses. Toujours souriant, élégant, souvent accompagné de son berger australien miniature, Tang incarne le visage public et « politiquement correct » de Shein. Il est installé aux États-Unis « par amour », après avoir rencontré sa compagne américaine. Sous sa direction, Shein a réalisé un chiffre d’affaires de 42 milliards d’euros en 2024 (soit 100 fois plus que la SGM). 

Il partage avec F. Merlin un certain goût pour la communication « moderne » vers les médias sociaux. Ces interventions sont plutôt de qualité et, comme F. Merlin, il semble convaincu que la communication est une arme absolue, voire une stratégie en tant que telle. À l’écouter ou à la lecture des narratifs officiels de la marque, on ressent vite un écart avec la réalité. Dit autrement, il fait du Trump en étant convaincu que la puissance de sa communication et de son groupe crée « la vérité ». Quelques exemples permettent d’illustrer cet aspect :

  • « Nous privilégions les partenariats avec les créateurs indépendants, Shein leur a versé 21 millions de dollars de commissions depuis 2021 ». 21 millions en quatre ans pour un chiffre d’affaires de 42 milliards par an… Soit 0,01 %, il appelle cela un privilège ?
  • « Nous ne faisons pas de la fast-fashion, nous avons une stratégie de « on-demand fashion » (salon Vivatech Paris juin 2025). Changer le mot ne change pas le fond du problème. 
  • « Nous investissons énormément dans les initiatives de durabilité (réduction de la consommation d’eau, encouragement des fournisseurs à adopter des méthodes plus vertes) » alors que Shein et Temu expédient ensemble l’équivalent[2] de 88 Boeing 777 cargos par jour (par jour !!!) dans le monde, soit environ 9.000 tonnes de marchandises quotidiennes (Info Forbes).
  • Tous les reportages, certes totalement à charge, démontre l’esclavagisme organisé de dizaines de milliers de sous-traitants… Shein n’est pas en mesure de prouver le contraire. 

D. Tang semble être un stratège hors pair, capable de naviguer entre les attentes des marchés, les pressions politiques et ses contradictions RSE, tout en maintenant Shein sur une trajectoire de croissance explosive. Mais n’oublions pas qu’il n’a rejoint Shein qu’en 2022, que le modèle Shein était déjà en place et que pour lui, tout reste à prouver.

Il rencontre sa première difficulté stratégique avec l’arrivée de Trump au pouvoir en début d’année 2025 et la mise en place de barrières douanières sur les produits chinois. L’impact sur Shein aux US est majeur et immédiat :

  • En avril 2025, Trump a signé un décret annulant l’exemption de droits de douane pour les petits colis (valeur < 800 USD) expédiés depuis la Chine. Ce mécanisme permettait à Shein d’importer massivement sans payer de taxes ce qui était un pilier de son modèle économique[3].
  • Ceci impacte le coût des produits de +34 % pour les consommateurs américains. Cela vient profondément déstabiliser le modèle économique de Shein.
  • Une réorganisation de la logistique se fait dans l’urgence avec une augmentation des coûts associés importante. 
  • Pour compenser, Shein augmente le prix de ses articles les moins chers de 123 % aux États-Unis entre avril et juillet 2025, et certaines études estiment que Shein a dû augmenter ses prix en moyenne de 40 à 50 % aux US.
  • Dans les cinq jours suivant l’annonce de la fin de l’exemption douanière (2 mai 2025), les ventes de Shein ont chuté de 16 % à 41 % suivant les familles de produits (Bloomberg).

Le dernier chiffre fiable à disposition date de septembre 2025, le chiffre d’affaires de Shein aux États-Unis a baissé de 8 % par rapport à septembre 2024 (Bloomberg). Cela signifierait une baisse des ventes en volume de 30 à 40 % (augmentation des prix vs augmentation des ventes).

La valorisation de Shein estimée à 66 milliards de dollars fin 2023 est aujourd’hui de l’ordre de 40 md$. Le projet d’entrée en bourse à New York ou à Londres a été suspendu avant l’été 2025. Hong Kong reste évoqué pour 2026. Shein est en difficulté.

Enseignements

Face à l’envahisseur, la résistance finit toujours par s’organiser. Les clients veulent du Shein, il n’y a aucun doute là-dessus. Shein ou Temu ont parfaitement compris et ciblé cette clientèle. À l’opposé, tous les types de pouvoirs politiques, institutionnels, régulateurs, professionnels, intellectuels, s’opposent de plus en plus fortement à ce modèle de l’ultra-fast-fashion. La guerre est ouverte entre ces deux mondes.

Attention aux choix stratégiques faits sous pression. Aux États-Unis, les décisions de Trump pénalisent fortement Shein en augmentant ses coûts, en réduisant son avantage prix et en complexifiant sa logistique. D. Tang et Shein sont également sous la contrainte de leurs propres contradictions sur les conditions de travail, l’impact environnemental et les pratiques commerciales. À l’aube de l’été 2025, Shein et son PDG font face à leurs premières difficultés stratégiques avec un business model fragilisé. Il va devoir trouver des solutions pour se relancer. C’est donc sous pression que le choix de s’associer avec BHV Marais se prépare.

5 – Novembre 2025 : BHV et Shein s’associent.

Face à la chute de fréquentation et aux rayons vides, Merlin voit en Shein un moyen de créer le flux dont il rêve, de rajeunir la clientèle et de dynamiser la zone de chalandise grâce à des offres agressives et une forte notoriété digitale. L’objectif est de générer un cash-flow immédiat et de relancer l’attractivité du magasin.

L’annonce est une bombe dont les effets de la fragmentation n’en sont qu’au début.

Nous avons donc d’un côté, F. Merlin, qui même s’il ne l’avoue pas, est dans une situation difficile avec un projet BHV plus compliqué que prévu ; de l’autre côté, un D. Tang qui doit trouver, en dehors des Etats-Unis, une solution pour redéployer sa croissance. La rencontre a lieu et les deux marques s’associent. 

D. Tang réussit un coup d’éclat : Shein plante son drapeau au cœur de Paris, emblème mondial de la mode. Shein profite sans frais d’une publicité mondiale. La communication est érigée en stratégie. F. Merlin crée le buzz qui doit générer ce fameux « flux » sur lequel il insiste tant.

Sauf que …

  • Même si quelques marques digitales se sont déjà testées à l’implantation physique en magasin, ce cheminement stratégique est pour le moment loin d’avoir prouvé son succès. Une fois de plus, ce sont des « positionnements stratégiques » et des « business model » tellement différents, que l’on ne voit pas comment ils peuvent être compatibles. Le monde a beau changé, certains fondamentaux de la stratégie restent vrais (ils sont vrais depuis 25 siècles…). Ces fondamentaux ne changent pas, ce sont les outils de mises en œuvre qui s’adaptent.
  • La clientèle qui se précipite au BHV le jour de l’ouverture de son 6e étage dédié à Shein ressort déçue. Comment pouvait-il en être autrement ? En ligne, elle scrolle des milliers d’articles à moins de 10 € ; en magasin, l’offre est comparativement très limitée et mécaniquement plus chère. Pourquoi aller en magasin pour moins et pour plus cher ? La file d’attente a duré la seule journée de l’inauguration.
  • Le Black Friday 2025 a symbolisé cet échec, avec des allées vides et un sentiment de déclin pour le grand magasin, en espérant pour le BHV que ce ne soit pas un arrêt de mort. Dans une Paris bondé d’achat de fin d’année, le samedi 13 décembre le BHV Marais est vide, joyeux Noël M. Merlin !

Comme le dit un proverbe africain « Quand tu montes au cocotier, il faut avoir les fesses propres ». Shein déclenche une tempête dans les jours qui suivent avec la découverte que sa plateforme, très exactement sa « marketplace [4]» vend des poupées sexuelles au look d’enfants ainsi que des armes. D’un strict point de vue technique, cela n’a rien à voir avec la création d’un magasin physique au sein du BHV, mais évidemment, c’est la faute de trop. Toute explication rationnelle est inaudible.

Ce n’est évidemment pas tout, au-delà des premiers questionnements stratégiques que l’on peut avoir, le plan des deux compères a oublié ce que plus de la moitié des plans stratégiques oublie : la réaction des « parties prenantes ». Même dans notre pays actuellement sans vision, mou du genoux quel que soit le sujet, incapable de prendre la moindre décision, sans capacité de rester plus de 48 heures concentré sur une même idée, la réaction a été volcanique, tectonique, atomique. Je n’ai pas mémoire d’un tel niveau de réaction, il n’y a pas que des mots, cela on est habitué et depuis longtemps désabusé, il y a des actions ! En faire la liste permet de mesurer la puissance de la déflagration.

Plusieurs marques, en plus de celles qui étaient déjà parties avant l’arrivée de Shein, quittent le BHV en signe de protestation, estimant que l’arrivée de Shein est incompatible avec leurs valeurs, notamment en matière d’éthique, d’écologie et de respect des droits sociaux. Parmi elles, on trouve Carine Pechavy (marque de bougeoirs), Aime (marque de beauté), Maison Lejaby, et d’autres enseignes historiques. Le rez-de-chaussée du BHV est devenu un désert.

Comme un symbole, Disneyland Paris annule sa collaboration pour les vitrines de Noël.

De nombreux commerçants français, notamment ceux du « made in France », exprime leur colère et leur inquiétude. Certains ouvrent des boutiques éphémères à proximité du BHV pour marquer leur opposition à Shein.

L’association Mouv’Enfants manifeste devant le BHV pour protester contre la vente de poupées sexuelles à l’effigie d’enfants, qualifiant la marque de « complice de pédocriminalité ».

Des élus locaux et des syndicats expriment leur opposition, qualifiant le partenariat de « pacte avec le diable » et organisent des pétitions (plus de 100.000 signatures).

L’intersyndicale du BHV appelle à la grève et une pétition circule en interne pour réclamer l’annulation du partenariat. 

La Banque des Territoires (Caisse des dépôts) rompt ses négociations avec la SGM, évoquant une « rupture de confiance ». Des négociations étaient en passe d’aboutir pour le rachat des murs du BHV pour 300 m€ avec une participation majoritaire de SGM.

La Fédération des grands magasins exclut la SGM de ses rangs, marquant sa rupture avec la stratégie du groupe.

Moins d’une journée après la découverte des poupées sexuelles et d’armes sur le site de Shein, le gouvernement français engage des procédures judiciaires et demande la suspension de la plateforme Shein en France. Le gouvernement signale Shein au procureur de la République et Shein est contraint de suspendre sa marketplace en France.

Avant ces évènements, Shein avait déjà écopé en 2025 d’amendes importantes en France : 150 millions d’euros pour non-respect de la législation sur les cookies, 40 millions d’euros pour fausses promotions et informations trompeuses, et 1 million d’euros pour non-déclaration de microfibres plastiques dans ses produits.

Du côté des lobbying, l’Alliance du Commerce, qui regroupe les grandes enseignes du commerce et de la distribution, dénonce une « concurrence déloyale institutionnalisée » et estime que « chaque mètre carré accordé à Shein fragilise ceux qui respectent les règles » en matière sociale et environnementale. Le Syndicat des Indépendants critique le partenariat, le qualifiant de « concurrence déloyale » et soulignant que Shein ne respecte pas les normes du commerce responsable et durable. La Fevad (fédération du e-commerce et de la vente à distance) exprime ses craintes que ce partenariat ne s’étende à d’autres secteurs, aggravant la concurrence déloyale.

Mme Hidalgo, la maire de Paris dénonce un choix « incohérent avec les ambitions de commerce durable de la ville » ce qui revient à peu près à ne rien dire, étonnant de la part de cette institution plus prompte d’habitude à défendre des dossiers hors de son champ de compétences. Il y a là un dessous des cartes qui serait intéressant à creuser. 

Enseignements

Ne pas fédérer contre soi. F. Merlin et D. Tang, le groupe SGM et Shein ont réussi ce que personne d’autre avant eux n’avait réussi à faire : créer l’alliance de tous les improbables contre eux et ceci en moins de 48 heures. Cela n’est pas sans rappeler Napoléon et Waterloo qui avaient fédéré contre lui les armées prussienne et anglaise et leurs alliés néerlandais, belges et divers autres petits États de l’époque. Dans une pensée autocentrée qu’ils se sont certainement auto-alimentés, ils ont oublié qu’ils jouaient dans un environnement déjà hostile dont ils ont complètement sous-estimé la capacité de réaction. 

La communication ne peut être une stratégie. Il faut une stratégie de communication, mais elle n’est qu’un outil au service de la stratégie. Les mots ne font pas une stratégie et encore moins des décisions concrètes de gestion au quotidien des opérations. 

Le court-termisme est un boomerang. Face à des difficultés de court terme, le BHV pour F. Merlin, le marché américain pour D. Tang, ils ont trop rapidement abandonné leur stratégie en espérant trouver la solution, voire se sauver, dans un choix court-termiste. 

6 – Erreur stratégique ou stratégie qui n’a pas fonctionné ?

Si l’on résume, il y a au point de départ deux groupes et deux hommes globalement en réussite avec chacun des positionnements stratégiques très clairs, ambitieux et assumés. L’ambition des projets tout autant que la réalité des affaires font qu’ils rencontrent chacun de leur côté des difficultés. Jusque-là, rien d’inhabituel pour ceux qui connaissent la réalité de l’entreprise. Sans ambition, pas de projet et pas de succès ; sans prise de risque, pas d’espoir de développement.

Ce cas BHV – Shein permet de revisiter quelques fondamentaux de la stratégie afin de répondre à la question posée.

Un bon vieux SWOT aurait été utile. Probablement sous pression, aspirés et un poil aveuglés par leur stratégie du buzz, ils ne mesurent pas la menace des « parties prenantes » par rapport à leur idée d’association. Un SWOT (Forces / faiblesses internes ; opportunités / menaces externes) aurait peut-être permis d’éviter, ou d’anticiper, cette crise.

Une bonne gestion de crise ne résout pas tout. Le tsunami qu’ils ont déclenché les a emportés. Ils n’avaient aucune chance de reprendre le contrôle de la crise, même s’ils en ont déployé sans erreur les outils de gestion classiques. Lors de son audition devant la commission parlementaire, F. Merlin est plutôt bon, même si ses explications sont inaudibles dans le contexte. Il est d’autant meilleur que 80 % des députés qui l’interrogent sont d’une incompétence absolue. Ils ne connaissent visiblement rien à l’économie en général et à la vie de l’entreprise en particulier. À l’exception de deux ou trois, ils ne sont là, dans cette commission économique, que pour vomir devant les caméras une communication dogmatique sans lien avec le sujet et espérer peut-être, à poser dix fois les mêmes questions, que la réponse d’un professionnel va changer. Quelle misère, on comprend mieux l’origine de nos problèmes quand on s’oblige à regarder et écouter jusqu’au bout une audition comme celle-ci.

Un positionnement stratégique se respecte, sinon cela ne sert à rien d’en avoir un. Jusque-là, c’était une stratégie qui n’a pas fonctionné, cela peut arriver. En achetant le BHV Marais, SGM est totalement sortie de sa stratégie « de revitalisation du commerce des centres-villes de villes moyennes ». Le point de bascule est dans cette erreur. Ce n’est plus une stratégie qui n’a pas fonctionné, mais une grave erreur stratégique. Les dommages vont probablement être considérables :

  • Un magasin BHV Paris vide pour un certain temps.
  • Des investisseurs qui ont fui.
  • Sept magasins Galeries Lafayette à remodeler en urgence en BHV, car les Galeries Lafayette ont cassé le partenariat.
  • Relancer ces sept magasins sous la marque BHV alors que la marque vient d’être profondément abîmée, choix qui était prévu, mais qui s’avère aujourd’hui avoir perdu beaucoup de son sens.

Du côté de Shein, les conséquences sont probablement moins impactantes à court terme. La marque a profité d’une campagne de publicité mondiale et gratuite. La clientèle digitale achetait avant, elle va continuer à acheter après, quelles que soient les contradictions éthiques ou morales. Il faudra voir ensuite si les autorités françaises et européennes trouveront le courage, la détermination et la volonté de se donner les moyens de lutter contre ce modèle abominable. Les paris sont ouverts.

Une marque est un actif à protéger. L’un des principaux actifs de SGM était la propriété de la marque BHV : marque historique, excellente notoriété et potentiel d’image important. Au sein d’une stratégie, il y a la stratégie de marque qui va alimenter la stratégie de communication. Une marque, cela se soigne, se bichonne, il faut en prendre soin, elle met longtemps à grandir, à s’imposer, à être respectée. Quelques secondes suffisent pour l’abimer, voire la détruire. Peut-on raisonnablement penser que la marque BHV puisse sortir gagnante d’une association avec la marque Shein ? Non, tous les opposent : l’histoire, les valeurs, l’ADN, la taille, …

Les alliances sont à manier avec prudence. W. Churchill nous a prévenus il y a longtemps : « Il n’y a pas d’alliés ou d’alliance, il n’y a que des intérêts ». Un magasin doit évidemment avoir quelque chose à vendre, mais s’il vend les produits de celui qui est à l’origine de ses difficultés, cela ressemble diablement à un suicide. N’est-ce pas là une victoire de Shein et de la pensée stratégique chinoise ? D. Tang a tué le BHV Marais et plus largement un nouvel acteur qui essayait de lui faire de la résistance. Volontaire ou pas, c’est magistral ! J’ai aujourd’hui peur que la jeune pousse française ait été roulée dans la farine de riz du roublard et expérimenté chinois. 

Le vainqueur n’est pas toujours celui que l’on croit. N’est-ce pas les Galeries Lafayette ? Elles se sont délestées d’un poids dont elles étaient bien embarrassées depuis plus de quinze ans. Il leur reste les murs de ce magasin dont la vente est tombée à l’eau. 31.000 m2 pour 300 M€ sont de nouveau sur le marché de l’immobilier parisien. Ce ne devrait pas être le dossier le plus difficile à résoudre. 

On ne mène que les batailles que l’on peut gagner. Cet enseignement, point central de l’enseignement stratégique de Sun Tzu dans l’Art de la guerre, était-il maîtrisé par F. Merlin, la SGM et son équipe de direction ? J’ai une certaine admiration pour ce jeune entrepreneur qu’est F. Merlin et pour l’aventure qu’il avait lancée. Sans même faire l’erreur de l’association avec Shein, pouvait-il gagner la bataille du BHV Marais dont le propriétaire historique a su adroitement se délester ?  Devait-il prendre ce risque dans l’histoire jeune et déjà sacrément ambitieuse de son groupe ? Je ne crois pas.

Un drapeau chinois flottant une journée sur la rue de Rivoli et patatras. Quel dommage, l’aventurier aurait mérité mieux.

Michel MATHIEU

Doctor of business administration

13 décembre 2025


[1] Je conseille la vidéo de Xerfi sur ce sujet des fondamentaux : https://www.xerficanal.com/strategie-management/emission/Alexandre-Boulegue-Decadence-de-la-strategie-une-demission-intellectuelle-_3754533.html?utm_source=sendinblue&utm_campaign=XC101225&utm_medium=email

[2] Dans la réalité, cet « équivalent » de 88 B777 prend la forme de 600 décollages par jour depuis la Chine d’avions cargos ou commerciaux transportant du fret.

[3] Qui sait que Shein ne paie pas de TVA sur ses colis ? En effet, en dessous de 150 €, soit 99% des paquets, ceux-ci ne sont pas assujettis à la TVA. On rêve…

[4] Market place : un environnement spécifique où Shein donne la possibilité à des milliers de fournisseurs de vendre leur propre produit. Ce n’est pas du « Shein », c’est du « via Shein » ce qui permet à Shein de dire « qu’ils ne sont pas responsables ».Débat éthique et juridique ouvert…


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