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Apprivoiser l’incertitude – La théorie du chaos 1/2

Comprendre ne veut pas dire résoudre, mais sans comprendre, il n’y aucune chance de résoudre.

1 – Préambule

La théorie du chaos était à la mode dans les années 80. Était-ce simplement une mode?  Il semble en effet que le sujet soit moins présent aujourd’hui, pourtant cette théorie serait bien utile pour aider à mieux comprendre la genèse, puis la cinétique, de certaines situations (gilets jaunes, gestion de crise du Covid, déconstruction du multilatéralisme post deuxième guerre mondiale, …).

En science comme dans la vie, on sait fort bien qu’une succession d’événements peut atteindre un point critique au-delà duquel la moindre perturbation peut générer des effets gigantesques. C’est l’effet chaos et l’apparition d’un système complexe : le chaos est la complexité que nous cherchons à résoudre.

2 – La théorie

Cette théorie du chaos appartient au monde des sciences dures : les mathématiques principalement au service de la physique, de la biologie et de la chimie. Elle propose des outils mathématiques capables de mettre en équations des phénomènes physiques, réputés stables, mais qui peuvent passer dans un mode instable a priori incompréhensible et non maîtrisable, mode que personne n’était capable de comprendre et simuler jusque-là.

Les bases de la théorie du chaos ont été imaginées par Mitchell Feigenbaum (1944-2019). Cette théorie a laissé une empreinte chez beaucoup d’entre nous. Qui n’a pas entendu parler de l’effet papillon ? Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil est à l’origine d’un cyclone sur le Texas quelques semaines plus tard. Ce papillon a créé un infime mouvement d’air. Localement, l’évènement sans aucune importance, est invisible et n’a aucune conséquence. Cependant, ce léger mouvement d’air provoqué par le papillon a rencontré un autre petit courant d’air. Ils auraient pu se compenser mais ils se sont additionnés ; ils ont ensemble créé un mouvement d’air un peu plus fort qui lui-même, parce qu’il faisait plus chaud, plus froid, plus humide, plus sec, parce que c’était l’hiver ou l’été, parce qu’il y avait une rivière ou une forêt, a, de petits effets en petits effets, influé sur le système météo local, qui lui-même s’est inséré dans un mouvement de la météo brésilienne et ainsi jusqu’à avoir une influence sur le déclenchement d’un cyclone au Texas.

L’effet papillon n’est pas qu’une gentille histoire. Edward Lorentz (1917 – 2008), physicien au MIT consacrait ses travaux à la compréhension des systèmes météo, système complexe s’il en est. Il créa cette métaphore de l’effet papillon pour présenter en 1972 lors d’une conférence célèbre, les bases structurant aujourd’hui la théorie du chaos. Un livre des années 1980, La théorie du chaos[1], explique dans le détail toute la science qui a pu être développée pour expliquer, modéliser, visualiser ce type de phénomène.

La sagesse populaire avait, depuis plusieurs siècles, imaginé la théorie du chaos sans le savoir avec cette petite histoire :  faute de clous on perdit le fer, faute de fer on perdit le cheval, faute de cheval on perdit les cavaliers, faute de cavaliers on perdit la bataille, faute de bataille on perdit le royaume. Cette fable et l’effet papillon nous enseignent plusieurs choses :

  • Le plus petit détail peut avoir des conséquences gigantesques.
  • Ce détail passe souvent inaperçu.
  • Une fois la mécanique enclenchée, il n’est plus possible de l’arrêter.

3 – La pratique : chaos, complexité et business

“Pour certains physiciens le chaos est une science des processus plutôt que des états, une science du devenir plutôt que de l’étant”[2].  La théorie du chaos a son langage. Afin de faire le lien entre son origine scientifique et le monde du management, je retiens six mots du vocabulaire du chaos que nous allons expliquer et adapter à notre sujet :

  • Système
  • Équilibre
  • Bifurcation
  • Déséquilibre
  • Résonnance

Système

Un système peut être d’ordre matériel, comme le système solaire, le système digestif ou un système météo. Il peut être également immatériel comme un système philosophique, un système de défense ou un système politique.

Un système est très rarement isolé, il fait partie d’un autre système, la Terre fait partie du système solaire, le système solaire fait partie d’une galaxie. À partir de là, il est important de se souvenir pour la suite, que chaque système aura des interactions avec le système auquel il appartient. Pour ne rien simplifier, un système est souvent tout ou partie de plusieurs systèmes aux interactions multiples.

De même, notre système est dans la plupart des cas composé de sous-systèmes. Le système digestif est composé de l’estomac, du foie, du pancréas, du colon, etc … Système et sous-systèmes interagissent également de façon permanente.

Ceci étant posé, l’entreprise peut être considérée comme un système. L’entreprise appartient à un système qui est son marché qui lui-même s’intègre dans un système économique plus global. Elle est également composée de sous-systèmes, ce sont par exemples les différentes entités, directions ou filiales qui structurent son organisation ou chacune des personnes participant à la vie de l’entreprise.

Face à une situation complexe au sein de l’entreprise, le manager ou dirigeant a une tendance naturelle à chercher à comprendre le problème uniquement dans le système qu’il connaît, qu’il perçoit ou qu’il maîtrise. Ignorer, négliger, oublier, que son système fait partie d’autres systèmes est une barrière à la compréhension de la complexité.

Enseignement : face à un problème complexe, il est d’abord important d’identifier tous les systèmes auxquels ont appartient et ceux qui sont constitutifs de son propre système. Il sera également utile d’avoir l’avis d’autres personnes qui par leurs connaissances ou leurs expériences peuvent visualiser des systèmes que personnellement nous ne voyons pas. C’est souvent là que se cache une partie des informations ou des leviers nécessaires pour maîtriser ou résoudre la complexité.

Le problème d’ordre compliqué va le plus souvent trouver sa solution à l’intérieur même de son propre système. Si une montre dysfonctionne, il y a fort à parier que le savoir-faire et la compétence de l’horloger suffiront à résoudre le problème. Il ne servira à rien d’aller chercher une solution en dehors de la montre.

Par contre, si toutes les montres d’une même gamme dysfonctionnent, le problème est peut-être de nature complexe. Il est fort probable que sa maîtrise ou que sa solution soit à aller chercher dans les sous-systèmes (matériaux de telle ou telle pièce, influence inattendue d’une nouvelle machine d’usinage, …)  ou dans les systèmes extérieurs ayant une influence hexogène (sous-traitance, logistique, niveau de formation de telle ou telle équipe,…).

Enseignement : un problème compliqué se résout sur la base de règles, de compétences ou de savoir-faire. Résoudre un problème complexe est un processus pour lequel il est nécessaire de comprendre le et les systèmes entrant en jeu.

Équilibre

Au sein d’un système, il y a des mouvements. Les sous-systèmes interagissent entre eux. Des forces et des pressions s’exercent entre chacun de ces éléments. Sous l’influence de ces forces, un système peut se trouver dans plusieurs états. Le premier est l’état d’équilibre. Dans ce cas-là, tout va bien. Le plus bel exemple d’équilibre est sans doute celui du fil à plomb : une fois stabilisé au bout de son fil, la verticale est stable et le plomb ne bouge plus. Un autre système est aujourd’hui en équilibre, le système solaire, ses 8 planètes tournent autour du soleil dans un ballet parfaitement réglé, régulier et prévisible.

L’entreprise, en tant que système, peut-être dans un état stable. Vu de l’extérieur, Apple, avec sa croissance continue, le lancement régulier de nouveaux produits, des résultats en progression constante, un cours de bourse chaque année record, donne l’image d’un système en équilibre.

La position d’équilibre est évidemment la plus confortable et le dirigeant va vouloir la rechercher en permanence. Pour ceux qui connaissent bien le monde de l’entreprise, il est malheureusement assez rare que la position d’équilibre reste en place très longtemps. De là à penser que la position d’équilibre est plutôt exceptionnelle, Il y a un pas et que je n’hésite pas à franchir. La théorie du chaos explique d’ailleurs que la position naturelle d’un système est plutôt celui d’un déséquilibre, la position d’équilibre étant un fait du hasard ou de chance. Je n’irais cependant pas jusque-là concernant le système qu’est l’entreprise. Au hasard, je préfère la notion d’aléas et à chance, je préfère l’idée de la provoquer par la prise de risque. Ainsi l’équilibre atteint devient une subtile alchimie et le fruit du travail de l’ensemble des équipes de l’entreprise.

Face à ces déséquilibres provoquant du mouvement dans son organisation, le dirigeant prend des décisions qui engendrent des actions. Il faut voir ces actions comme des forces physiques agissant avec, ou contre, les forces identifiées dans les systèmes. Ces actions sont là pour ramener progressivement le système concerné vers un état d’équilibre

Enseignement : un déséquilibre se caractérise par un jeu de forces internes et / ou externes qui agitent le / les systèmes. Il sera toujours utile de savoir les utiliser en sa faveur tel David contre Goliath ou la logique du judoka qui utilise le mouvement et l’inertie de l’adversaire pour l’entrainer dans la chute.

Bifurcation :

Une bifurcation est le moment où un événement peut faire qu’un système stable et équilibré migre plus ou moins brutalement vers un système en mouvement. C’est le battement d’ailes du papillon ; c’est le moment où la main pousse le plomb du fil à plomb pour le déstabiliser.

La bifurcation est un élément clé pour notre réflexion sur la complexité. En effet, c’est parce qu’il y a une bifurcation qu’un système perd son état d’équilibre. C’est parce que le système perd son état d’équilibre qu’il peut basculer dans le chaos et rendre le système complexe. L’identification des points de bifurcation est donc une clé :

  • Si l’évènement est vu au moment où il se passe, il permettra d’éviter, de limiter voire d’empêcher le passage en mode complexe.
  • Le voir avec retard augmentera les difficultés pour en contrôler les effets.
  • Ne pas le voir peut rendre l’évolution incontrôlables des situations.

L’évènement peut prendre un aspect très visible. Ainsi certains points de bifurcation sont facilement identifiables dans le système qu’est notre monde :

  • Le 9 novembre 1989, la chute du mur de Berlin.
  • Le 11 septembre 2001, l’attaque contre le World Trade Center.
  • 2017 – 2020, le Brexit.

Pour une entreprise, une opération de fusion / acquisition de l’entreprise, le départ / recrutement d’un cadre, un changement d’organisation, une évolution stratégique, un changement dans l’environnement législatif ou règlementaire, sont des exemples de bifurcation visible. Plus problématique, un point de bifurcation peut être un évènement banal qui n’attirera pas l’attention, il peut être imperceptible, voire passer totalement inaperçu pour qui n’est pas vigilant ou pas disposé à le voir. C’est ce que l’on appelle des signaux faibles.

Enseignement : l’observation attentive et permanente de son environnement est le moyen qui permet l’identification des points de bifurcation. Une réaction aux effets visibles ou une analyse des effets potentiels de ces événements permet au dirigeant de limiter les risques d’un passage en mode de déséquilibre des systèmes.

La théorie du chaos enseigne que l’espoir de retour à la situation initiale est une utopie, si cela arrive c’est un hasard heureux, il ne faut donc pas tabler sur cette solution. Cependant la compréhension de la bifurcation originelle peut être l’un des moyens d’agir sur le système pour le ramener progressivement dans une nouvelle position d’équilibre.

Une bifurcation peut être positive. C’est par exemple l’annonce d’une découverte qui déclenche une idée qui aboutit à un nouveau produit ou une création de valeur ajoutée dans tel ou tel process.

Dans un article à suivre, Apprivoiser l’incertitude, 3ème partie, deux autres mots clés de la théorie du chaos seront présentés : déséquilibre et résonnance.


[1] James Gleick, La théorie du chaos, 1987e-Revue 2008e éd., Champs Sciences (Flammarion, s. d.).

[2] La Théorie du Chaos. P.20