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Cash & crash – 1/5

De la complexité à la stratégie

Si depuis quelques mois vous suivez les publications du blog de Cogito et mon actualité, vous savez que je mène des recherches sur le management de la complexité dans le cadre d’un DBA (Doctorat of Business Administration). Ce travail associé à l’expérience acquise m’a amené à me pencher sur le cas des crashs récents des Boeing 737 Max de la Lion Air fin 2018 et d’Ethiopian en mars 2019. Mon point de départ était la complexité de la situation de crise à gérer par Boeing. Les informations récoltées sur ce dossier m’ont amené à creuser une autre réflexion, plus stratégique.

Le monde aéronautique a un intérêt, il est d’une grande transparence : de l’impact médiatique d’un accident aux rapports d’experts des autorités de contrôles, en passant par le poids économique de cette industrie qui induit observations, analyses et enquêtes en tout genre, tout ou presque est connu. Le poids boursier des grands opérateurs leur impose la production d’une grande richesse d’information permettant de corréler les faits, les décisions et leurs conséquences.

Nous allons poser la question dans cet article de savoir si derrière le crash de ces deux 737 Max ne se cacherait pas une problématique stratégique, ou pour être plus précis, des enjeux de management stratégique.

Boeing avant le crash

Des 10 dernières années de l’histoire de Boeing, je retiens trois éléments marquants :

  • Au détour des années 2010, l’hégémonie de Boeing sur le monde aéronautique est mise à mal par le succès d’Airbus. Pour la première fois de l’histoire le concurrent européen signe plus de commandes et livre plus d’avions.
  • En 2015, l’actionnariat de Boeing, déçu par les performances, décide de relancer l’entreprise et nomme un nouveau patron : Dennis Muilenberg.
  • Le nouveau Président provoque immédiatement de très nombreux changements. Dans un temps très court apparaissent de nouvelles méthodes de conception et de fabrication, une nouvelle organisation ainsi que de nombreuses innovations technologiques dont l’intégration massive des structures composites ou l’apparition d’intelligence artificielle, pour ne citer que ces points.

Boeing mène sa révolution sur un rythme effréné car la revue stratégique confirme que le marché mondial de l’aéronautique continue de se développer rapidement. Les chiffres publiés à l’occasion du deniers Salon du Bourget sont tous revus à la hausse : progression moyenne du marché (hors militaire) de 4 à 5% par an pour les vingt ans à venir ; 8 milliards de passagers attendus par an en 2038 contre 4 milliards en 2018 ; 44.000 nouveaux avions seront commandés sur la période pour les transporter.

Il s’agit donc pour Boeing de ne pas se laisser distancer par Airbus, de garder le leadership et de faire face à la seule ombre de cette situation idyllique : l’apparition d’une nouvelle concurrence. En effet, si les ambitions brésiliennes d’Embraer et canadiennes de Bombardier ont vite été mises au pas par le rachat du premier par Boeing et du second par Airbus, le chinois Comac va finir par devenir un acteur de classe mondiale. Il va forcer le duo historique américo-européen à devenir un trio en intégrant la Chine. C’est d’ailleurs cette nouvelle concurrence que la direction de Boeing utilise comme levier de motivation de ses troupes pour justifier la grande vitesse et la pression mise sur sa transformation.

En parallèle et en conséquence de ces éléments majeurs, Boeing a fini l’année 2018 avec des performances records tant financières (meilleur résultat jamais enregistré) et opérationnelles (records d’avions livrés). En toute logique, l’action Boeing a décollé pour atteindre son plus haut niveau de tous les temps. En trois ans, de fin 2015 à fin 2018, elle a pris de l’ordre de 300%. La volonté affichée est bien évidemment de continuer à faire progresser cette courbe.

Dans le même temps Airbus ne progressait « que » de 60%.

Randy Tinseth, Vice-président marketing de Boeing commente la situation avec les mots suivants : « … le marché apparaît à la fois plus vaste, plus profond et plus équilibré que jamais ». Ce qui est ici une bonne nouvelle que beaucoup d’industries envieraient, se traduit pour Boeing, comme pour ses concurrents, par une pression maximum sur les délais : il faut produire plus, toujours plus, et vite, toujours plus vite.

Ce que nous apprennent les crashs

Comme Icare s’approchant du soleil, Boeing s’est crashé. Deux Boeing 737 Max, avion de toute nouvelle génération, ont été perdu entrainant la mort de 346 personnes (189 et 157). Des centaines d’articles ont été publiés, les premiers rapports d’experts sont connus et la société Boeing elle-même communique largement. La cause des crashs est avérée, il s’agit d’un défaut du système sensé empêcher le décrochage de l’avion, le désormais fameux MCAS.

Corriger le défaut est certes important, mais il est ici encore plus intéressant pour nous de se poser la question de savoir s’il n’y aura pas des raisons particulières qui auraient pu conduire à la génération de ce défaut. Évidement l’analyse est très personnelle mais la masse d’informations à disposition pour un lecteur averti donne des pistes de réflexion intéressante d’un point de vue du management stratégique.

Derrière la stratégie légitime de Boeing de leadership, d’innovation et d’amélioration de la performance financière, deux leviers classiques sont mis en œuvre :

1er levier : la transformation de l’entreprise dans tous ses rouages. Il s’agit là de produire plus et plus vite. De nombreux éléments déjà mis en avant par les enquêteurs semblent montrer que sous la pression, les ingénieurs en charge du fameux système MCAS auraient pris plusieurs raccourcis aux conséquences dramatiques :

  • Intégration de nouvelles fonctionnalités dans le système sans information à la FAA, l’autorité de contrôle américaine (l’équivalent de la DGAC en France), donc sans la certification obligatoire d’un tiers indépendant.
  • Non intégration des nouvelles fonctionnalités dans le programme de formation des pilotes. Ceci aurait allonger les délais car la production des éléments nécessaire à la certification et au déploiement de ces formations auraient pris de nombreux mois. De fait, les pilotes des deux 737 Max ont parfaitement réagi au décrochage de l’avion, mais avec les consignes valables avant les modifications mais non compatibles avec le nouveau système.

2ème levier : l’optimisation de la chaine de la valeur à tous ses stades intégrant bien sûr le réflexe d’économies : le plus et le plus vite doivent aussi être plus rentable. Sous la pression de cette recherche de rentabilité rapide, des choix aux conséquences dramatiques ont été mis en œuvre :

  • L’équivalent du système MCAS chez Airbus est alimenté par 3 capteurs afin de limiter le risque de panne ou de défaut de l’un d’entre eux ; en cas de problème, le logiciel retient l’information cohérente de deux capteurs si un troisième semble dysfonctionner. Chez Boeing, a priori par soucis d’économie, le système est alimenté par un seul capteur, si celui-ci est en défaut ou donne des mauvaises informations, le logiciel peut provoquer le décrochage de l’avion.
  • Pire, d’un côté il y a l’économie de deux capteurs, mais de l’autre côté, l’option à 3 capteurs est proposée comme payante. Le besoin de rentabiliser la plus petite des composantes est mis en œuvre sans lien avec les risques potentiellement associés. Ce choix a compromis la sécurité des vols et les conséquences s’avèrent dramatique.
  • Si ce choix n’est pas fait pour des raisons d’économie et ne pouvant soupçonner une volonté de créer du danger, il faudrait parler de perte de compétences ou de pure faute. Ceci reviendrait à dire que Boeing aurait perdu ses fondamentaux métier au fil de ses réorganisations. Cela serait tout aussi grave et nous renverrait aux mêmes questions de management stratégique.

Les enquêtes en cours font état d’une réelle dérive éthique chez Boeing. La pression mise par les deux premiers leviers semble en avoir déclencher mécaniquement un troisième. Il est difficile là aussi d’imaginer que la dérive est volontaire, il faudrait plutôt en chercher les causes dans la gouvernance de l’entreprise et son contrôle. Les faits sont les suivants :

  • Le 14 mars 2019, trois jours après le 2ème crash, Donald Trump, pourtant grand défenseur de tout ce qui symbolise la puissance américaine, fait une déclaration officielle : il met en cause la FAA et parle de collusion entre l’autorité de contrôle et le constructeur, accablant si cela était encore nécessaire Boeing.
  • Depuis, les éléments à charge prouvant une dérive de l’éthique s’accumulent : les ingénieurs de Boeing ne donnaient pas toute l’information à la FAA. La FFA n’aurait par exemple jamais accepter qu’un seul capteur alimente le MCAS.
  • Comme si cela ne suffisait pas, on apprend également que la FAA sous-traitait certaines de ses missions de contrôle aux ingénieurs de … Boeing. Raisons officielles : pas assez de moyens, trop de certifications à mener, … Le plus et plus vite auraient là aussi fait sauter des digues …

Les enseignements

La synthèse des faits est la suivante :

  • La performance financière n’était pas satisfaisante en 2015. De nombreux changements sont provoqués.
  • Ces changements ont été couronnés de succès avec un fort développement du cours de l’action, niveau record fin 2018.
  • Une forte montée en cadence de la production pour satisfaire un carnet de commandes record a également été réalisée.
  • Ces gains de performances issus des économies et des méthodes industrielles ont provoqué deux crashs, 346 victimes, un léger tassement de l’action (- 17% à comparer au + 300%) et probablement quelques milliards de coûts exceptionnels à venir (à comparer aux 10 milliards de résultats annuels).
  • Sous la pression des objectifs, une dérive éthique des pratiques s’est installée avec de l’autorité de contrôle.

Le cas posé par Boeing ressemble à une spirale infernale, oserai-je dire que Boeing est partie en vrille ? Partant de la volonté stratégique de rester leader, l’incrémentation des différentes composantes du management stratégique a conduit à une catastrophe. Si l’on veut voir le verre à moitié plein, on dira que des erreurs graves ont été commises dans le réglage de l’équilibre entre les différentes priorités. Si l’on veut voir le verre à moitié vide, on analysera le cas comme le symptôme d’une dérive majeure de la logique du « grand capital ». Les filtres de chacun donneront plus de poids à l’un ou à l’autre de chacun des verres.

Il serait facile d’arrêter l’explication du crash des deux 737 Max au simple accident industriel. Aucun observateur ne se risque d’ailleurs sur cette piste. Que cela soit volontaire ou pas, conscient ou pas, imposé ou pas, nous avons là un nouvel exemple que la pensée tactique et le court terme sont devenus plus puissants que la finalité stratégique (voir à ce sujet l’article du blog de Cogito : vide stratégique et complexité).

Conclusion

Si cela est vrai dans un groupe au sérieux et à la compétence de Boeing, il est imaginable que ces dérives, erreurs, existent ailleurs. Tous ces éléments ne sont pas sans rappeler le scandale du trucage des données de pollution des moteurs diesels chez Volkswagen. Le dossier des suicides chez France Telecom actuellement en jugement relève probablement du même type d’analyse.

Assiste-t-on à des dérives accidentelles ou deviennent-elles systémiques d’une logique capitaliste poussée dans ses limites ? Est-il encore possible de garder le contrôle de ses montres industriels quels que soient les efforts de gouvernance réalisés ? Le coût de ces catastrophes en vies humaines ou en milliards de dollars est-il vraiment dissuasif pour les entreprises comparé à leurs performances financières au quotidien ? Comment reconstruire de l’espace pour une vision stratégique plus équilibrée ?

Ces crashs ont le mérite d’ouvrir beaucoup de questions. Mais la plus importante est la suivante : quelle est la finalité stratégique de l’entreprise Boeing? Celle de faire voler ses avions ou celle de faire voler le cours de son action ? Dans tous les cas, à notre échelle de dirigeant ou de manager, la question est posée de l’équilibre à donner aux priorités ou aux enjeux au regard de la finalité de l’entreprise. Encore faut-il que la finalité soit bien établie.

Paris, le 25 juin 2019