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Le management de la complexité (5/7)

« Rien n’est permanent, sauf le changement » nous enseignait Héraclite. Du changement à l’incertitude, il n’y a qu’un pas. Et la complexité n’est jamais très loin. Dans le livre « Le management de la complexité », fruit d’un travail de recherche de trois ans mené dans le cadre d’un DBA (Doctorate of business administration), je présente sept clés pour mieux affronter la complexité du monde actuel. Dans cet article, je propose un résumé de la 5ème clé : L’intuition

La pomme n’est certainement pas tombée sur la tête de Newton, mais probablement qu’au pied de son arbre, il a eu une intuition. Il n’y a pas encore si longtemps, une grand-mère, debout sur le pas de sa porte le soir, regardait le ciel au soleil couchant et savait dire quel temps il allait faire le lendemain, elle avait de l’intuition. Si pour le commun des mortels, l’intuition est du ressort de la magie, de nombreux travaux de recherche menés au cours des 50 dernières années permettent de mieux comprendre comment fonctionne notre cerveau, et par voie de conséquence, notre intuition.

Définir l’intuition est un challenge. Des centaines de définitions sont proposées, elles tournent toutes autour des mêmes idées assez simples. Celle du Larousse en est l’exemple : connaissance directe, immédiate de la vérité, sans recours au raisonnement, à l’expérience.  Jean-René Garcia, professeur à Science Po Paris précise : ” l’intuition n’est pas une croyance, ni une intime conviction ni une réaction émotionnelle. Elle est une compréhension spontanée située entre sensibilité et conscience qui échappe à toute démonstration explicite ”, j’ajouterais volontiers ”dans l’instant”, car l’intuition est un phénomène instantané. Mais aucune définition n’est totalement satisfaisante car elles ne prennent pas en compte les dernières avancées de la recherche dans le domaine.

Daniel Kahneman (1934), prix Nobel en 2002, a posé de nombreuses bases permettant le développement des sciences cognitives. Son livre Système 1 Système 2, les deux vitesses de la pensée est une référence. Résumons. Au départ, l’explication est simple. Nous avons dans notre cerveau deux moteurs aussi puissants qu’ils sont différents : S1 et S2. S1 est rapide, indépendant et fonctionne de façon automatique. L’intuition est au cœur de S1. S2 est puissant mais lent et paresseux, il ne travaille que s’il est sollicité.  S2 est le moteur de la réflexion et des processus logiques.

De la compréhension du fonctionnement de S1 et S2, il est possible de tirer quelques enseignements.

  • Si la question posée se trouve dans le domaine du compliqué, l’intuition du manager un expérimenté a toutes les chances d’être correcte. A l’inverse, plus on va se trouver sur le terrain de la complexité, plus il faudra se méfier de son intuition.
  • Plus le cerveau travaille dans le temps court (la gestion de crise), plus elle sera fiable. A contrario, plus on se situera dans le temps long (réflexion stratégique), plus suivre son intuition sans vérification sera un facteur d’erreur.
  • Plus le cerveau travaille dans son domaine d’expertise, plus l’intuition est bonne. Plus il est sur un territoire inconnu et complexe, plus suivre son intuition est fortement déconseillé.

S1 ne travaille que par apprentissage, ressemblance et causalité. S1 travaille pendant que S2 veille. Si S1 rencontre un problème, il appelle S2. Cette répartition des tâches est très efficace et optimise la performance. Cette belle mécanique fonctionne très bien dans la grande majorité des cas ; elle a ses limites à l’origine de mauvaises intuitions :

  • Si S1 a un doute, il va solliciter S2 mais celui­-ci est paresseux et ne vient pas toujours faire le travail attendu. La clé est de savoir identifier ces moments-là afin de déclencher soi-même son S2 : ne pas laisser sans suite ce vague sentiment « qu’un truc ne va pas ».
  • Les réponses de S1 sont instantanées. Pour permettre cela, il simplifie beaucoup et cette simplification en situation complexe est un mauvais réflexe générateur d’erreurs (voir les articles précédents).
  • S1 et S2 se partagent la même réserve d’énergie. Il faut savoir que le cerveau est l’organe qui consomme le plus de sucre pour fonctionner. S2 se fatigue plus vite que S1 (la perte de concentration). Si S2 ne fait plus le travail, S1 prend le relais naturellement et en totale liberté, c’est là que le risque d’erreur augmente, il travaille hors contrôle.

En face d’une situation complexe, l’intuition est donc un outil assez limité pour le dirigeant. Il faut la réserver aux situations de crise, des crises de temps court et à la condition que l’on soit dans un domaine familier et d’expertise. Deux exemples illustrent ces enseignements.

  • Le commandant Sullenberger, aux commandes du vol US Airways 1549, sauve ses passagers en se posant sur le fleuve Hudson après un arrêt brutal des deux réacteurs de son Boeing en pleine phase de décollage après avoir heurté un vol d’oies sauvages[1]. En pleine situation de crise, mais dans son domaine d’expertise, il décide de suivre son intuition qui dit le contraire des instructions qu’il reçoit de la tour de contrôle.
  • On lira aussi avec intérêt, l’expérience du Général Gallet, commandant de la BSPP et son processus de décision au moment d’envoyer une escouade dans le beffroi Nord de Notre Dame comme ultime solution pour sauver la cathédrale[2].

En creux, nous démontrons ici que l’intuition est une amie dont il faut se méfier pour le temps long, le temps stratégique.

”C’est par la logique que l’on prouve, par l’intuition que l’on trouve”. Henri Poincaré – Mathématicien 1854 – 1912

Pour aller plus loin sur le sujet : le livre « Le management de la complexité » est disponible sur https://www.amazon.fr/

Michel MATHIEU – Février 2023


[1] Le film « Sully » de Clint Eastwood reproduit très bien le process de décision que suit le commandant Sullenberger… Voir aussi sur Youtube les conférences de Laurent Bibard (chaire Edgar Morin) sur le sujet.

[2] Lire « La nuit de Notre Dame » chez Grasset p. 174 et 175.