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Le management de la complexité (7/7)

« Rien n’est permanent, sauf le changement » nous enseignait Héraclite. Du changement à l’incertitude, il n’y a qu’un pas. Et la complexité n’est jamais très loin. Dans le livre « Le management de la complexité », fruit d’un travail de recherche de trois ans mené dans le cadre d’un DBA (Doctorate of business administration), je présente sept clés pour mieux affronter la complexité du monde actuel. Dans cet article, je propose un résumé de la 7ème clé : Les contraires.

Cette clé est une entrée dans la pensée complexe d’Edgar Morin, elle n’est possible que si les clés précédentes sont acquises : il faut avoir le temps, le temps du temps long ; savoir identifier le compliqué pour alléger sa complexité ; savoir visualiser sa complexité au travers la Théorie du chaos, ses systèmes et leurs dynamiques ; faire le tri dans toutes les tensions qui se présentent ; savoir se méfier de son intuition et limiter l’impact de ses biais cognitifs. A partir de là, elle devient l’entrée dans la pensée complexe d’Edgar Morin et son concept de dialogique, qui s’oppose à celui de dialectique. Au risque de vous perdre, voyons sa définition : « Unité complexe entre deux logiques, entités ou instances complémentaires, concurrentes et antagonistes qui se nourrissent l’une de l’autre, se complètent, mais aussi s’opposent et se combattent. A distinguer de la dialectique hégélienne. Chez Hegel, les contradictions trouvent leur solution, se dépassent et se suppriment dans une unité supérieure. Dans la dialogique, les antagonismes demeurent et sont constitutifs des entités ou phénomènes complexes ».

Prenons un exemple : la question se pose de savoir s’il faut prendre le chemin de droite ou de gauche pour atteindre sa destination. La question se transforme vite en dois-je prendre le plus rapide ou le plus court ? Le choix ne se fait pas sur droite ou gauche, mais sur court ou rapide, on dira que le choix se fait sur un ”élément supérieur”. L’antagonisme, l’incertitude, la contradiction, de départ, droite ou gauche, sont oubliés. Le choix de l’un est le renoncement de l’autre. Nous sommes ici dans la dialectique. La dialogique, si elle était applicable ici, voudrait qu’une partie de vous aille à droite et que l’autre aille à gauche, et en même temps ! Pas très facile d’un point de vue physique on l’avouera !

Continuons avec un autre exemple pour mieux comprendre cette notion de dialogique. Pour cela, revenons à notre système de tensions[1] du dirigeant. La première des tensions est la contradiction de devoir en même temps produire la rentabilité immédiate tout en construisant la rentabilité future. Le manager a l’obligation vitale de réussir l’un et l’autre et tout s’y oppose a priori. En effet, derrière cette tension première entre le court terme et le long terme se cachent de nombreuses autres tensions (augmenter son prix/perdre des clients ; innover/dépenser pour de nouvelles compétences ; économiser sur la formation/perdre des compétences ; etc …). Le dirigeant doit donc apprendre à vivre avec ces antagonismes. Il ne s’agit plus de prendre le chemin de droite ou de gauche, dialectique, mais d’aller à la fois, et en même temps, à droite et à gauche, c’est la dialogique.

La première difficulté réside dans le fait d’accepter des contraires, de vivre avec, de les faire cohabiter ; le stress ainsi que la fatigue physique et mentale du dirigeant d’aujourd’hui trouvent leurs origines dans ces situations. Cette pression permanente lui consomme beaucoup d’énergie et le limite dans sa façon d’aborder la complexité. La facilité serait d’aller chercher une réponse dans une ”unité supérieure”. Mais cette facilité conduit immanquablement à oublier d’autres solutions qui émergeraient des principes de la pensée complexe ; la dialectique n’utilise que les outils rationnels de notre culture classique qui doivent être réservés au compliqué[2]. La pensée complexe, la dialogique, nous demande de résister, de refuser, cette solution. Il ne faut pas comprendre ici qu’il faudrait rejeter la pensée traditionnelle ou lui donner moins de valeur car :

  • Nous avons d’un côté, le ”principe de vérité des idées claires et distinctes ” de Descartes ; cette pensée reste utile et efficace pour nos environnements compliqués même si cette pensée n’intègre pas le mouvement, l’interaction et les dynamiques.
  • D’un autre côté, s’ouvre à nous cette pensée complexe, cette arme différente qu’il faut s’approprier quand celle de Descartes rencontre des limites et n’est plus adaptée.

Par cette découverte de la pensée dialogique, retenons que penser et suivre deux chemins opposés simultanément doit être un principe accepté, une possibilité nouvelle, une ouverture vers de nouveaux territoires. Comprendre et accepter cette dualité est un premier pas important.

Dans ce résumé très incomplet, retenons ces trois autres principes de la pensée complexe d’Edgar Morin :

  • Le tout n’est pas tout : même avec la meilleure volonté du monde, il est illusoire de penser qu’en complexité, même notre meilleure visualisation d’un système complexe est complète. L’univers complexe se caractérise toujours par des inconnues (sinon, ce serait simplement compliqué…). Le tout qui peut être visualisé à un instant t, doit être considéré comme incomplet. Il faut donc savoir visualiser l’inconnu…
  • Ce n’est pas parce que l’on connaît toutes les parties, que l’on connaît le tout qu’elles constituent : on connaît tous les organes du corps humain, peut-on dire pour autant que l’on connaît le corps humain ? Prenons l’entreprise comme un tout, retenons qu’elle est composée de ses hommes et femmes, ses parties, qui tous ont des compétences. La compétence de l’entreprise n’est pas une série de compétences mais une compétence qui a émergé du mix des compétences de ses équipes. La compétence d’Ariane Espace est de lancer des fusées, cette compétence est le résultat de dizaines de compétences qui sont aussi différentes que celle de l’ingénieur spécialiste des carburants, celle de celui qui maîtrise l’asservissement de la poussée des réacteurs avec les gyroscopes ou celle du directeur financier qui négocie à Bruxelles une partie des financements nécessaires. 
  • Le tout n’est pas la somme des parties qui le compose : Ariane Espace, dont le tout lance des fusées, est également constituée de personnes et d’organisations dont certaines compétences n’ont rien à voir avec ce tout. Ici, une ingénieure est 1er prix de violoncelle ; là, le magasinier écrit des romans ; ailleurs, une équipe comptable est impliquée dans la gestion de l’antenne locale des Restos du cœur. Est-ce que cela influe sur le prochain compte à rebours d’Ariane 6 à Kourou ? Probablement pas. Est-ce que cela aura une influence dans la mise en œuvre de la prochaine réorganisation ? Probablement oui.

Avec cette partie de réflexion de la pensée complexe, E. Morin nous alerte. Il nous demande en permanence d’ouvrir notre regard et d’élargir notre champ de pensée à un moment où notre réflexe serait plutôt de se satisfaire de ce qui est déjà acquis.

Penser avoir le contrôle des systèmes complexes est une illusion. L’accepter est une nécessité contre-intuitive pour le dirigeant qui souvent ne pense que par le pouvoir, ou le contrôle, qu’il doit avoir sur les choses.

« Je crains que le monde d’aujourd’hui par sa diversité, sa complexité, le nombre incroyablement élevé de variables qu’il implique n’ait cessé d’être pensable, du moins de façon globale  » – Claude Lévi-Strauss en 1999.

Pour aller plus loin sur le sujet : le livre « Le management de la complexité » est disponible sur https://www.amazon.fr/

Michel MATHIEU – Mars 2023


[1] Voir l’article 4/7 de cette série.

[2] Voir l’article 1/7 de cette série.