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Peut-on encore croire les chiffres ? 2ème partie

Résumé : Le Pr William Starbuck, professeur chercheur américain est un acteur majeur de la recherche en sciences de gestion des 40 dernières années dans le monde anglo-saxon. Paradoxalement, il dénonce une hégémonie de cette recherche construite, pour partie, sur une perversion de ses règles de fonctionnement et sur une corruption scientifique de ses propres études. Nous avons vu dans la 1ère partie de cet article une présentation résumée de son explication.  Cela nous pousse dans cette 2ème partie à réfléchir à une autre question, comment aborder les chiffres dont on nous inonde tous les jours ?

Prenons du recul.

Nous avons vu dans la 1ère partie, comment un éminent chercheur américain, William Starbuck, démontre que les études qui soutiennent les travaux de recherche dans le monde anglo-saxon sont pour partie corrompues. Derrière les systèmes en place qui induisent des comportements malsains, la manipulation des chiffres est un outil facile à mettre en œuvre. Du monde de la recherche au monde du business, comment chemine cette corruption des chiffres et comment cela pollue la pensée ?

Pour qui tente de garder un esprit critique sur les systèmes qui se sont mis en place depuis 60 ou 70 ans dans tous les rouages de notre économie moderne, W. Starbuck (voir la 1ère partie de cet article) donne du crédit à ceux qui pensent que l’intelligence peut être savamment utilisée à sa propre corruption. L’une des conséquences est que dans le temps long, un lien se tisse entre corruption de la recherche et appauvrissement qualitatif de l’enseignement.

Les sciences de gestion et leur enseignement alimentent la réflexion stratégique en construisant des fondamentaux. S’ils sont faibles ou corrompus, leur utilisation dans les états-majors produira des erreurs, des failles et une augmentation des risques.

Si de la 1ère révolution industrielle jusqu’à la fin des 30 glorieuses, les systèmes de valeurs ou certains contre-pouvoirs existants dans la société posaient des gardes fous à la dérive des fondamentaux, on peut s’interroger sur les origines des catastrophes économico-industrielles récentes.

A la lumière de cette réflexion dans laquelle nous entraine W. Starbuck, les cas de Volkswagen, Thomas Cook, Wework ou Boeing[1] nous apporte de nouveaux enseignements. L’appauvrissement de la pensée stratégique contribuant à l’acceptation d’une course folle à l’efficacité tout à la fois court terme et mortifère, trouvera dans la corruption des études et travaux qui l’alimentent des raisons à ses échecs.

Les chiffres, un jeu si amusant.

Si je peux ajouter ma pierre à cet édifice et revenir sur la corruption des chiffres, je peux témoigner de la facilité à jouer avec eux. Les chiffres m’ont toujours passionné et petit déjà, j’adorais le calcul mental. Au début de ma carrière, j’ai croisé un maître en la matière : un de mes premiers patrons avait l’art de « proposer une synthèse » en fin de négociation de contrat. Il se levait, allait au paper-board, alignait des chiffres qui avaient tous leur vérité issue des discussions, il les additionnait, les soustrayait, les multipliait, appliquait les pourcentages de ristourne commerciale, l’auditoire suivait, plus ou moins, et finissait par valider le résultat final. Sauf moi.

Après avoir assisté pour la première fois à sa démonstration et nous retrouvant seuls, je me permis de lui indiquer que son calcul était à notre avantage mais faux. Il me sourit et me confirma bien qu’il était faux, qu’il le savait et qu’il le faisait en toute conscience. Il avait atteint le niveau de faire un calcul mental au résultat volontairement faux en le faisant passer pour juste. Personne ne remit jamais en cause le calcul et le contrat se signa avec quelques dixièmes de pourcentage de marge supplémentaire. Je confesse ici que j’utiliserai par la suite plusieurs fois cette technique et seul un acheteur de Michelin mis le doigt sur ma petite erreur de calcul… Moral ou amoral chacun en jugera. En la matière nous ne parlons que de négociation commerciale entre professionnels consentants.

Pour avoir suivi, dans ma formation d’ingénieur, un enseignement de la statistique, je me souviens surtout d’une discipline très technique et compliquée.  Elle m’apparaît comme une vraie spécialité et je doute que tous les chercheurs la maîtrisent totalement. Qui ne s’est jamais confronté à la création d’un échantillon jette la première pierre aux biais involontaires ou erreurs possibles dans cette mathématique spécifique.

Il est donc assez aisé de faire dire aux chiffres ce que l’on veut leur faire dire. On dit que les chiffres sont têtus, erreur, ce sont les faits qui le sont. Le chiffre n’est qu’une mesure, une image, une illustration, du fait. Associer le chiffre à quelques artifices de présentation est assez simple à mettre en œuvre, il devient alors une arme redoutable pour emmener un public dans une direction déterminée :

  • Une courbe verra sa forme s’adapter en même temps que l’on modifiera l’abscisse ou l’ordonnée au seul profit de la conclusion souhaitée.
  • Un benchmark utilisera une référence choisie avec soin pour orienter la pensée des observateurs.
  • Une analyse s’adaptera à une échelle de temps utile à la conclusion.
  • Un tableau Excel fera réussir le pire des business plan.

Le même chiffre n’a pas la même signification suivant à qui, où, quand et comment il est présenté.

Au-delà de l’anecdote de la négociation commerciale que je décris ci-dessus, j’ai toujours été frappé dans ma vie de dirigeant du peu de personnes qui vérifiaient les chiffres que je donnais :

  • Améliorer un taux de croissance lors d’une animation commerciale pour donner « la pêche » aux commerciaux est facile.
  • Donner un chiffre à un journaliste économique et vous êtes quasi assuré que son article le reprendra in extenso sans aucun contrôle.
  • Faire une démonstration verrouillée par quelques chiffres bien choisis, à un organe, quel qu’il soit, qui vous accorde une heure alors que vous avez eu des semaines, voire des mois, pour préparer votre démonstration et vous avez la quasi-certitude que faute d’expérience, de compétence ou simplement de temps, vos petits arrangements avec les chiffres passeront inaperçus.

Sun Tzu n’enseigne-t-il pas la tromperie pour gagner ses batailles, et que dire de Machiavel…

Les chiffres, qu’en faire ?

Alors ? Qui croire ? Ma réponse est qu’il est prudent de ne pas croire, la question serait plutôt comment rester intelligent ? La liste des bonnes raisons amenant à la corruption des chiffres et des idées est presque sans fin : argent, pouvoir, politique, religion, incompétence, arrière-pensée en tout genre, simple erreur, … tout le monde a une bonne raison de mettre son côté malin au service de ses intérêts. N’est-ce pas un pan de la nature de l’homme ?

Plus prosaïquement, il est avant tout primordial d’avoir conscience de ces phénomènes et de ne pas être naïf. Il est ensuite important de garder contre vent et marée une valeur absolue : celle de sa propre intelligence au service de son libre arbitre et refuser la facilité dans laquelle les vendeurs de vérité veulent nous faire entrer. Enfin, recherchons, développons et encourageons la compétence pour mieux reconnaître et punir l’incompétence.

Pour conclure et revenir à W. Starbuck, avant de découvrir le monde de la recherche, je croyais qu’il était pur, en tout cas plus pur que le monde du business. Disons qu’ils sont ensemble au même niveau de qualité ou de défaut suivant que vous aimez voir le verre à moitié plein ou à moitié vide. S’ils ont un point commun, c’est l’homme. On lui connaît toutes ses splendeurs comme toutes ses perversions. Avec un peu de recul et d’expérience, peut-on s’étonner de ses tricheries ? Prenons-le comme un fait et adaptons notre fonctionnement. Mettons toutes nos forces à faire ré-émerger l’intelligence. Au pays des Lumières, nous n’avons pas le droit de la voir s’éteindre


[1] Michel Mathieu, « Cogito | Cash & crash », https://www.cogito-conseil.fr/cash-crash/.