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Platon, le marin et le manager

D’une 1re édition et la victoire de Titouan Lamazou en 1989/90 au dénouement de cette édition 2020/21, je confesse ici que je suis un fan du Vendée Globe. Scotché à l’Ipad matin et soir, j’ai suivi cette course comme une série Netflix écrite par un scénariste aussi inconnu que génial : deux favoris éliminés dès la descente de l’Atlantique ; naufrage brutal et sauvetage inespéré au cap de Bonne-Espérance ; course haletante ; casse matériel invraisemblable dans l’Indien ; réparation inimaginable aux Iles Macquarie ; passage du point Némo ; abandons ; le cap Horn comme une délivrance pour tous ; options tactiques dans les derniers jours ; eau et vivres qui commencent à manquer ; suspense jusqu’aux dernières heures ; ultime collision avec un chalutier … Les trois premiers se tiennent en moins de sept heures après 80 jours de course pour un tour du monde, quel dernier clin d’œil de ce scénario !

Platon

Alors que certains aimeraient réécrire l’Histoire, je préfère les écrits de l’histoire. Platon posait les quatre vertus cardinales de l’action humaine : la prudence, la tempérance, la justice et la force.

Que vient faire Platon avec les marins du Vendée Globe ? Et quel rapport avec le management ? Aujourd’hui j’ose tout et surtout le grand mélange : la philosophie grecque au miroir d’une aventure des temps modernes pour le pragmatisme du manager. Au-delà du sport, de l’aventure et de la technologie, cette course est aussi une école de stratégie, de tactique et de management. Que nous apprennent Platon et ces marins hors normes ?

La prudence

Les marins du Vendée Globe sont-ils prudents ? Nous aurions tendance avec nos référentiels de Terriens confinés, masqués et sous couvre-feu à penser que non. Anesthésiés au principe de précaution depuis 20 ans, nous serions plutôt amenés à penser qu’ils sont tous plus ou moins fêlés, et certainement plus que moins. En plus, j’imagine que beaucoup d’entre vous n’ont pas vu les images qu’ils filment dans les tempêtes de l’océan Pacifique où le bateau part tout seul en surf sur la crête de vagues monstrueuses, dans des sifflements assourdissants, laissant un sillage d’écume dans une mer déjà blanche le tout commenté en live avec des phrases du genre :  ”bon là, ça file un peu vite …”, ou juste un : ”là, j’ai peur …” dont le ton ne trompe pas. Et pour qu’ils aient peur…

Pourtant, à bien y regarder, tous à un moment donné, ont su faire preuve de prudence.

Tous les leaders qui se sont succédé, ont à un moment ou à un autre, décidé de ralentir pour ne pas rattraper une grosse dépression ou changer de cap pour contourner une mer trop grosse ou une météo annoncée exécrable.

La prudence est celle qui a conseillé tous ceux qui ont abandonné. Sept de ces compétiteurs-trices se sont retrouvés face à un dilemme cornélien : un choix à faire entre une course toujours possible, mais dans des conditions très dégradées augmentant les risques, et l’abandon. Une fois le bilan de leur situation et des dégâts fait, partagé avec l’équipe à terre qui apporte calme et recul, ces marins ont tous suivi la prudence et mis le cap sur le port ou l’abri le plus proche.

Concernant la prudence, c’est la démarche de Louis Burton sur Bureau Vallée, qui est la plus remarquable. Ce marin enchaîne des problèmes depuis 3 semaines, tous plus importants les uns que les autres et tous, susceptibles de lui faire prendre la décision d’abandonner. Sur sa route, au milieu de nulle part dans le Pacifique, à mi-chemin entre la Tasmanie et l’Antarctique, bien au-delà des 40ème puisqu’au niveau du 54ème sud, se trouvent les îles Macquarie. Il décide de profiter de l’abri de ces îles pour faire une pause. Là, il passe quelques heures à réparer tout autant qu’à faire le point. Il avait décidé d’abandonner, usé par les problèmes. Après avoir réussi une réparation importante, pris du recul, analysé plus froidement la situation avec son équipe et ses proches, il décide de repartir. Il avait 1.000 milles de retard, il vient de finir 3ème.

Oui, de temps en temps, même en plein milieu de la course permanente que nous menons dans les entreprises, il est prudent de s’arrêter, de faire le point avant de repartir du bon pied. La prudence est ici un signe de maturité et de sagesse.

La tempérance

Dictionnaire de l’Académie française : vertu morale qui règle, qui modère les passions et les désirs (…). S’il y a un des compétiteurs qui n’a pas cette vertu, c’est le trublion britannique et médiatique, Alex Thomson, l’un des deux grands favoris de l’épreuve avec Jéremy Beyou.

Alex Thomson est dans l’excès, l’exubérance, l’extravagance. Il est celui qu’un hélicoptère filme en costume Hugo Boss, son sponsor, debout sur le foil de son bateau lancé à pleine vitesse… A quelques heures de l’arrivée alors qu’il est en tête de la dernière route du Rhum, autre course mythique, il s’endort et son bateau s’échoue sur la côte occidentale de la Guadeloupe… Anecdote ? Manque de chance ? Manque de sérieux ? A ce niveau de la compétition chaque détail est une clé pour la victoire. C’est très sympa de sa part de nous envoyer une vidéo par jour de sa vie à bord, mais n’a-t-il pas laissé là les quelques minutes de sommeil qui le font s’échouer lamentablement à l’arrivée ?

Son bateau, Hugo Boss, conçu pour ce Vendée Globe est extrême, ses innovations sont toutes plus intelligentes les unes que les autres : le poste de barre est devenu un cockpit d’avion centré au pied de mat, totalement fermé et protégé des éléments ; le pont est plus plat pour réduire la prise au vent ; il permet d’abaisser la grand-voile ainsi que le centre de gravité pour plus d’efficacité ; le pont est recouvert de panneaux solaires pour réduire l’emport de combustible ; les foils sont gigantesques ; la structure carbone l’allège de plusieurs tonnes. Ce bateau est une bête de course et une merveille de technologie. Il fait l’admiration des photographes mais laisse les observateurs avertis, réservés quant à sa capacité d’affronter les exigences d’un Vendée Globe.

Dès la descente de l’Atlantique, la construction du bateau ne résiste pas à la première tempête rencontrée, le bateau se fissure par l’avant. Ce n’est pas une vidéo dont Alex Thomson à l’art, se filmant, scie à la main pour réparer son bateau, qui l’empêchera d’être l’un des premiers abandons et un échec majeur. On ne peut pas plus lui reprocher d’avoir construit un bateau innovant mais cette exubérance permanente, cette recherche de l’extrême, rappellent d’autres échecs cuisants comme celui de Jean-Marie Messier et l’effondrement de Vivendi en 2002.

La tempérance que nous propose la sagesse de Platon doit nous préserver de ce type d’erreur un brin puérile.

La justice

Dépêche de Ouest France le lundi 30 novembre : à 14 h 46, Kevin Escoffier, skipper du bateau PRB, a déclenché sa balise de détresse, (…) Il se situait alors, en ce 22e jour de course, dans les 40es Rugissants, à 550 milles dans le Sud-Ouest du cap de Bonne-Espérance (Afrique du Sud).

Pour ceux moins passionnés que moi, résumons. Le bateau de K. Escoffier, PRB, vient de se briser en deux brutalement, cassé par la violence des impacts répétés de sa grande vitesse contre les murs d’eau que sont les vagues de ces zones inhospitalières. Il a eu moins de deux minutes pour comprendre ce qu’il se passait, envoyer un SOS ” je coule, ce n’est pas une blague”, empoigner son sac de survie et mettre son radeau de sauvetage à la mer. La direction de course prévient les trois marins les plus proches et leur demande de se dérouter pour porter secours : il s’agit de Jean le Cam, Yannick Bestaven et Boris Hermann. Le Cam, 61 ans, senior de la flotte, surnommé le roi Jean, d’un sens de la mer inouï et d’un brin de chance, récupérera K. Escoffier au bout d’une nuit d’angoisse. Il croisera cinq jours plus tard un patrouilleur de la marine française qui l’allégera de son passager non-clandestin.

Porter secours est une valeur de base de tous les marins. Mais là, ils étaient en course. Le jury international du Vendée Globe, après longue réflexion et calcul précis, annonce après quelques jours, les compensations de temps qui seront accordées dès l’arrivée à ces trois marins. Dans une édition précédente du Vendée Globe cela serait passé presque inaperçu, mais voilà, ce dernier Vendée Globe était hors norme et ces trois marins se sont retrouvé en compétitions pour la victoire finale. L’impact de la décision est immense puisque Yannick Bestaven qui passe la ligne en seconde position derrière Charlie Dalin, est déclaré vainqueur une fois prises en compte la dizaine d’heures de compensation qui lui ont été calculées. Boris Hermann, arrivé 5ème, gagne-lui une place et se classe 4ème… jusqu’au passage de la ligne de Jean Le Cam qui lui reprend cette 4ème place au jeu des compensations.

Pas un marin, pas une équipe, pas un observateur, n’a discuté, râlé ou contesté la décision du jury. Seul un titre racoleur du Parisien, ne loupant jamais une occasion de tomber plus bas, a tenté la polémique qui n’a animé que lui-même.

Justice a été rendue. Pourquoi est-elle respectée ? Simple : une règle existe, elle est connue et juste, les faits sont mesurés, un calcul transparent est réalisé, un verdict clair est communiqué dans un temps court. Saint Louis au pied de son chêne aurait certainement apprécié. Sachons nous inspirer de cet exemple dans les arbitrages permanents du quotidien de nos entreprises, la vie n’en sera que plus calme.

La force

33 marins, dont six femmes, auraient tous des leçons de force à nous donner. Celle de Jérémy Beyou sur Charal, mérite d’être mise en avant. Il est l’un des deux grands favoris de l’épreuve, il réussit un bon départ, prudent et sage, il reste dans le peloton de tête les premières heures de course, il sait qu’il est trop tôt pour prendre des risques. Parti le 8 novembre, c’est le 11 que sa course s’arrête brutalement après une collision avec un OFNI (objet flottant non identifié). Son bateau, trop endommagé, ne l’emmènera pas à la victoire. Il décide de rentrer aux Sables d’Olonne qu’il atteint le 14. Les dégâts sont plus importants qu’imaginé et peu pensent qu’il reprendra la course. Pourtant, le 17 novembre, en début d’après-midi, c’est avec 9 jours de retard sur ses camarades que son étrave repasse la ligne de départ.

On peut imaginer un peu de pression de la part du sponsor pour voir son bateau réparé reprendre la mer, encore que, dans ce monde de la voile, la décision appartient toujours au capitaine, elle est de droit divin. Personne ne lui aurait reproché de rester à quai après cette terrible désillusion et le naufrage de son ambition.

De star et favori, il redevient un navigateur. Le seul objectif qui le guidait est envolé, il n’a plus aucune chance de gagner. Son projet de 4 ans, sinon d’une vie, s’arrêtent brutalement, et pourtant, il repart. Il repart en toute humilité sans autre ambition que celle du professionnel qui fait son métier et sa course, ”une autre course pour moi” comme il le dit très bien. La force du professionnel qu’il est a été plus forte que sa déception immense. 

Mais un compétiteur reste un compétiteur, reparti 32ème, au jour de l’arrivée du 1er, il pointe à la 14e place, belle remontée.  N’aurait-il pas l’idée de montrer qu’il va mettre moins de 80 jours depuis son second départ ?

Telle est la force que nous enseigne Platon. Quoiqu’il arrive, touché mais jamais coulé, l’homme, le compétiteur, le manager, le dirigeant, repart toujours et quoi qu’il arrive, pense toujours qu’il y a quelque chose de nouveau à aller chercher.

Paris le 29 janvier 2021

Michel MATHIEU