Cash and crash 5/5

De l’importance de la compétence.

Publié en novembre 2023

Article dédié à Michel B., victime de la perte de compétence.

Introduction

Le 13 mars 2019, le dernier né de chez Boeing, le 737 Max était interdit de vol. C’est l’histoire d’un fiasco industriel hors norme. Déclenché le 29 octobre 2018 par le crash du 737 Max de la Lion Air, suivi quatre mois plus tard, le 10 mars 2019, par celui d’Ethiopian Airlines, il laisse 346 familles dans le deuil et plonge le groupe Boeing dans une crise d’une complexité rare. Il est vite apparu que le suivi de ce cas s’avérait intéressant pour le travail de recherche que je mène sur la complexité. J’ai déjà publié 4 articles[1] sur ce cas Boeing, un tous les six mois entre juin 2019 et décembre 2020.

En décembre 2020, je pensais que le 4ème article serait le dernier. En effet :

  • de nombreux signes indiquaient que Boeing reprenait le contrôle de sa crise ;
  • le Covid venait ajouter une crise sur la crise. Il devenait alors impossible de continuer à analyser factuellement ce qui, dans la situation de Boeing, restait purement lié à la crise provoquée par le crash des deux 737 Max.

J’ai néanmoins continué à suivre de près toutes les informations qui concernaient ce dossier. Il est aujourd’hui de nouveau possible de disposer d’éléments factuels et nombreux pour continuer d’analyser les effets de la crise initiale et d’en consolider les enseignements d’un point de vue stratégique et de management stratégique.

Les faits

En août 2023, Boeing annonçait la découverte d’un nouveau problème de qualité affectant le 737 Max. Des trous mal percés étaient découverts dans les cloisons arrière assurant l’étanchéité nécessaire à la pressurisation de l’appareil. Même s’il doit y avoir des spécificités et des technicités particulières, on parle ici de trous percés aux mauvais endroits, ou pas dans les bons diamètres ; le problème est découvert après le montage des cloisons… Comment ce type d’erreur improbable est possible chez Boeing ? Et comment se fait-il que l’erreur soit détectée si tardivement ?

En creusant cette information, on apprend que ces cloisons sont fabriquées par un sous-traitant, Spirit, connu et reconnu, utilisé par l’ensemble du monde aéronautique (Airbus, Gulfstream, …) et que seul Boeing semble affecté par ce type de problème de qualité. Il semble donc que les problèmes de process industriel identifiés à la suite des crashs des deux 737 Max en 2018 et 2019 ne soient toujours pas réglés. Comment se fait-il que cela prenne autant de temps ?

La consolidation d’autres informations plus ou moins du même type comme les non-conformités du 787 Dreamliner en 2022 ou le refus du Pentagone de valider la livraison du KC-46 pour non-conformités, confirme que le sujet n’est pas ponctuel ou accidentel mais systémique. On peut aussi relever qu’en 2021 et 2022, le programme du B777 a rencontré de nombreuses difficultés et retard et un nombre important d’incidents en vol ont été reporté. Ce qui est inquiétant, ce n’est pas qu’il y ait un problème de cloison, qui ne fait pas d’erreur ? Ce qui est grave, c’est qu’il y ait des problèmes à tous les niveaux, dans tous les programmes, et qu’ils ne se résolvent pas.

David Calhoum, PDG de Boeing nommé en 2019 pour faire face à la crise présentait le 25 octobre les résultats du 3ème trimestre 2023 : 55 milliards de chiffre d’affaires et (encore) plus de 1 milliard de perte opérationnelle. On apprend que la perte nette est de 2,2 milliards, ceci signifie que des provisions liées aux différents problèmes sont encore passées dans les comptes.

On apprend également que Boeing est encore loin d’avoir retrouvé son rythme de plus de 700 appareils livrés (371 à fin septembre) et que pour le seul 737 Max, il en sera livré 375 plutôt que 450 comme prévu cette année.

5 ans après le premier crash du 737 Max (octobre 2018), après tous les efforts que l’on peut imaginer de la part de la société Boeing, après les 30 milliards engloutis en « frais divers » pour faire face à ses difficultés industrielles, Boeing n’est toujours pas sorti de sa crise. Le PDG confirme d’ailleurs ce point dans une litote quand il précise que Boeing « continue à progresser sur la voie de la stabilisation du système de production et des approvisionnements » ; dans un langage opérationnel, ceci veut dire qu’ils sont encore dans les difficultés, voire dans de sérieuses difficultés. Bref, dans la m…

Comment expliquer cette complexité ?

En décembre 2020, j’écrivais dans le 4ème article de cette série que « Boeing ne pourra pas clôturer la crise du 737 Max avant 2024 ou 2025 ». Je ne croyais pas si bien dire. Le temps nécessaire à sortir de cette crise est au niveau de l’ampleur de la catastrophe industrielle, il l’est aussi à celle de la taille de cette entreprise. Il est, peut-être et surtout, à mettre en regard de la perte abyssale de compétences métier. Cette piste commençait à apparaître dans les précédents articles ; en additionnant de nombreux faits, elle prend encore plus de sens :

  • le lancement du dernier vrai programme, le 787 Dreamliner, date de 2004. Il y a vingt ans. Ce programme a été émaillé de nombreuses difficultés mises à l’époque sur le compte de la « rupture technologique »[2] de cet appareil. Mais depuis cette date, les compétences de création, d’organisation, d’innovation et d’industrialisation ont-elles survécu à l’absence de nouveaux projets ?
  • il y a vingt ans, 240.000 personnes travaillaient chez Boeing. En 2019, année de tous les records, ils étaient 160.000. Dans le même temps, Boeing est passé de 500 livraisons d’avions civils (en 2000) à près de 800 en 2019. Au-delà des améliorations de productivité réalisées pour permettre ces évolutions croisées, une large partie du process industriel a été sous-traitée, même des aspects d’ingénierie de conception ont quitté les bureaux de Boeing[3] ;
  • suite à la crise du 737 Max, 16.000 salariés ont été licenciés en 2020 ;
  • suite à la crise Covid, 10.000 de plus ont suivi en 2021 ;
  • sans parler des suppressions de postes chez tous les sous-traitants chez qui une partie de la compétence avait été transférée.

Comment, avec de tels mouvements, est-il possible de conserver les compétences nécessaires tant techniques qu’opérationnelles ou organisationnelles ? Impossible. Les difficultés anormalement cumulées par les programmes du 737 Max et du 777X qui ne sont « que » des évolutions d’avions existants, illustrent cette perte de compétences et de maîtrise.

D. Calhoum lui-même ne cache pas cette situation quand il dit « que nous avons entamé d’importants programmes de formation ». Bon courage… Je ne peux m’empêcher ce stade un commentaire personnel : pour former, il faut savoir à quoi former… il faut donc maîtriser son métier. Où en est Boeing dans la maîtrise de son métier ?

Dans son plan de reconstruction, Boeing a embauché en 2022, 22.000 personnes ! Même si parmi eux une large proportion est constituée d’ex salariés (je n’ai pas trouvé d’information sur ce point), comment réussir la formation d’une telle masse ?

5 ans après, Boeing n’est donc pas sorti de ses difficultés. Ce n’est pas un problème lié à une mauvaise stratégie pour s’en sortir ou un plan d’action mal monté, c’est que, simplement, le problème est tellement profond qu’il faut tout reconstruire : confiance vision, valeur, process, compétence, effectif, … Guillaume Faury, le PDG d’Airbus, ne s’était d’ailleurs pas trompé quand il disait à, l’annonce de la nomination de D. Cahloun en 2020 « je n’aimerais pas être à sa place ».

On peut espérer qu’Airbus puisse profiter des soucis de son concurrent pour se créer de puissants avantages concurrentiels à condition de ne pas faire les mêmes erreurs. Pour avoir interrogé des cadres d’Airbus en 2022, je me souviens avoir été rassuré par certains de leurs commentaires sur ce dossier Boeing : « nous ne faisons pas les fiers, ce qui leur arrive peut nous arriver, nous sommes très vigilants sur ces sujets de maîtrise industrielle et de la compétence ». Espérons que cela est partagé à tous les niveaux.

Conclusion

Si l’on ouvre encore un peu plus la réflexion à un moment où l’on parle en France de réindustrialisation et de reconstruire de la souveraineté, il faut bien garder en tête que cela sera long, que cela demandera de la persévérance et beaucoup d’efforts politiques, économiques, collectifs et individuels.

Derrière les I.A., les Gafam, le monde du digital ou de la finance numérique, il reste une économie du réel à faire tourner. Là comme ailleurs, les basiques de la réussite sont invariants : il faire faire son métier avant d’en faire de la finance. Il faut aimer son métier et les personnes qui le font tourner ; si on l’aime, on le respectera, on développera naturellement ses savoir-faire, les compétences seront entretenues et s’adapteront en permanence, le risque de crash s’éloignera et la rentabilité sera une récompense plutôt qu’un objectif de plus en plus inaccessible.

Comme Boeing qui a payé très cher d’avoir oublié l’importance de la compétence, d’autres grands groupes, étrangement, sont encore dans ce déni si spécifique aux stratégies des années 90 et 2000 ; ils continuent d’espérer gagner plus d’argent et faire s’envoler le cours de bourse en licenciant du personnel sans se préoccuper de l’impact sur la compétence de l’entreprise. A la fin de l’histoire, c’est toujours le crash qui est au rendez-vous.

Paris, le 9 novembre 2023

Bibliographie

Cette étude de cas Boeing a été permise grâce à une matière abondante que fournit le monde de l’aéronautique.  Les sources sont nombreuses :

  • de la part de la société Boeing : communiqués de presse, conférences de presse, présentation des résultats trimestriels, site Internet, … ;
  • de la part des autorités diverses impliquées dans le sujet, qu’elles soient américaines ou européennes : commissions d’enquête, auditions publiques, conférences de presse, communiqués, sites Internet, … ;
  • revues spécialisées américaines et analyses d’experts.

 J’ai également sélectionné plus de 80 articles, principalement issus des journaux Le Figaro, le Financial Time et Le Monde ainsi que du site de BFM Business.


[1] A voir sur le blog www.cogito-conseil.fr

[2] Par rupture technologique, il faut ici comprendre deux choses. D’abord un fuselage majoritairement réalisé en matériaux composites, une première. Ensuite, un process de fabrication « innovant » : Boeing a découpé son avion en 4 lots, chacun des lots est confié à un sous-traitant pour fabrication complète. Cette idée est abandonnée au début des année 2010 tellement elle ne fonctionne pas.

[3] Cela fait écho pour moi à la fameuse, mais désastreuse, stratégie de Serge Tchuruk chez Alcatel en 2001 d’une « entreprise industrielle sans usine ». Alcatel a disparu, un leader mondial a disparu, 150.000 emplois ont disparu.